Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/317

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

circonstances ; elles cesseront dans deux ans, et n’empêcheront pas que jusque-là tout ce qui est bon et tout ce qui est utile ne soit publié. — Et l’année ? — Elle est toute au Roi : cent trente mille hommes sont sous les drapeaux, et, au premier appel, trois cent mille pourraient les joindre. — Les maréchaux ? — Lesquels, Sire ? — Oudinot ? — Il est dévoué au Roi, — Soult ? — Il a eu d’abord un peu d’humour ; on lui a donné le gouvernement de la Vendée, il s’y conduit à merveille ; il s’y est fait aimer et considérer. — Et Ney ? — Il regrette un peu ses dotations : Votre Majesté pourrait diminuer ce regret. — Les deux Chambres ? Il me semble qu’il y a de l’opposition ! — Comme partout où il y a des assemblées délibérantes : les opinions peuvent différer, mais les affections sont unanimes : et dans la différence d’opinions, celle du gouvernement a toujours une grande majorité. — Mais il n’y a pas d’accord ? — Qui a pu dire de telles choses à Votre Majesté ? Quand, après vingt-cinq ans de révolution, le Roi se trouve en quelques mois aussi bien établi que s’il n’eut jamais quitté la France, quelle preuve plus certaine peut-on avoir que tout marche vers un même but ? — Votre position personnelle ? — La confiance et les bontés du Roi passent mes espérances. A présent parlons de nos affaires ; il faut que nous les finissions ici. — Cela dépend de Votre Majesté : elles finiront promptement et heureusement si Votre Majesté y porte la même noblesse et la même grandeur d’Ame que dans celles de la France. — Mais il faut que chacun y trouve ses convenances. — Et chacun ses droits. — Je garderai ce que j’occupe. — Votre Majesté ne voudra garder que ce qui sera légitimement à Elle. — Je suis d’accord avec les grandes puissances. — J’ignore si Votre Majesté compte la France au rang de ces puissances. — Oui sûrement ; mais si vous ne voulez point que chacun trouve ses convenances, que prétendez-vous ? — Je mets le droit d’abord et les convenances après. — Les convenances de l’Europe sont le droit. — Ce langage, Sire, n’est pas le vôtre ; il vous est étranger, et votre cœur le désavoue. — Non ; je le répète, les convenances de l’Europe sont le droit. » Je me suis alors tourné vers le lambris près duquel jetais ; j’y ai appuyé ma tête, et frappant la boiserie, je me suis écrié : « Europe ! Europe ! malheureuse Europe ! » Me retournant du côté de l’empereur : « Sera-t-il dit, lui ai-je demandé, que vous l’aurez perdue ? » Il m’a répondu : « Plutôt la guerre que de renoncer à ce que j’occupe. » J’ai laissé tomber mes bras, et dans l’attitude d’un homme affligé, mais décidé, qui avait l’air de lui dire : La faute n’en sera pas à nous, j’ai gardé le silence. L’empereur a été quelques instans sans le rompre ; puis il a répété : « Oui, plutôt la guerre. » J’ai conservé la même attitude. Alors, levant les mains et les agitant comme je ne lui avais jamais vu faire, et, d’une manière qui m’a rappelé le passage qui termine l’Eloge de Marc-Aurèle, il a crié plutôt qu’il n’a dit : « Voilà l’heure du spectacle, je dois y aller, je l’ai promis à l’empereur, on m’y attend. » Et il s’est éloigné ; puis, la porte ouverte, revenant à moi, il m’a pris le corps de ses deux mains, il me l’a serré en me disant, avec une voix qui n’était plus la sienne : « Adieu, adieu, nous nous reverrons. »

Dans toute cette conversation, dont je n’ai pu rendre à Votre Majesté que la partie la plus saillante, la Pologne et la Saxe n’ont pas été nommées une seule fois, mais seulement indiquées par des circonlocutions ; c’est ainsi que l’empereur voulait désigner la Saxe en disant : Ceux qui ont trahi la cause de l’Europe. A quoi j’ai été dans le cas de répondre : Sire, c’est là une question de date : et après une légère pause j’ai pu ajouter : Et l’effet des embarras dans lesquels on a pu être jeté par les circonstances[1].

  1. Cf. Pallain, p. 10 et Mémoires de Talleyrand, II, p. 325.