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prolonger, qu’on n’y était pas assez préparé, que le mieux était de se séparer. La conférence fut renvoyée au surlendemain.

Dans cet intervalle, M. de Talleyrand adressa aux ministres des cinq puissances une note dans laquelle il établissait que les huit puissances signataires du traité de Paris lui paraissaient, parcelle circonstance, et à défaut de tout autre médiateur, pleinement qualifiées pour former une commission qui préparerait pour le congrès les questions qu’il devait décider, avant toutes autres, la formation et la composition des comités. Il ajoutait que la compétence des huit puissances ne pouvait aller au-delà ; que n’étant point le congrès, mais une partie seulement du congrès, si elles s’attribuaient d’elles-mêmes un pouvoir qui ne pouvait appartenir qu’à lui, il y aurait usurpation manifeste. Quant aux difficultés que pouvait présenter la réunion du congrès, elles n’étaient pas, disait-il, de la nature de celles qui diminuent avec le temps ; on ne gagnerait donc rien en la reculant.

Les petites puissances ne devaient pas sans doute se mêler des arrangemens généraux de l’Europe ; mais pouvait-on croire sérieusement qu’elles en eussent la prétention ? M. de Talleyrand était sur un excellent terrain lorsqu’il soutenait que les huit puissances qui avaient signé le traité de Paris et avaient par conséquent toutes également provoqué et stipulé la tenue du congrès, avaient un droit égal à s’occuper de la préparation de ses travaux. En défendant cette thèse, il se donnait pour partisans et pour appui non seulement les trois puissances dont il défendait les droits en même temps que ceux de la France, mais aussi presque tous les autres membres du congrès, qui avaient un grand intérêt à ne pas admettre la suprématie que prétendaient s’arroger les quatre puissances qui s’attribuaient seules le titre d’alliées.

Le jour même où M. de Talleyrand expédia cette note fut celui de sa première conférence avec l’empereur Alexandre ; il en adressa aussitôt le récit au roi de France. Ce récit, quoique arrangé, sans aucun doute, pour faire valoir le négociateur et flatter Louis XVIII et la famille royale, doit cependant être considéré comme exact quant au fond des choses :

L’empereur, en m’abordant, m’a pris la main, mais son air n’était point affectueux comme à l’ordinaire : sa parole était brève, son maintien grave et peut-être un peu solennel. J’ai vu clairement que c’était un rôle qu’il allait jouer.

« Avant tout, m’a-t-il dit, comment est la situation de votre pays ? — Aussi bien que Votre Majesté a pu le désirer, et meilleure qu’on n’aurait osé l’espérer. — L’esprit public ? — Il s’améliore chaque jour. — Les idées libérales ? — Il n’y en a nulle part plus qu’en France. — Mais la liberté de la presse ? — Elle est établie, à quelques restrictions près, commandées par les