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besoin de tribunaux, de police, presque de magistrats[1]. Un tel régime ne peut naître et durer que sur un étroit espace, dans une petite cité : dès qu’elle s’étend, il faut qu’elle concentre l’autorité en quelques mains, pour la fortifier, et que chaque citoyen sacrifie une partie de son indépendance personnelle afin d’assurer la sécurité de tous. C’est un sacrifice auquel le Kabyle ne consent pas volontiers : aussi ne regarde-t-il guère au-delà de son village. Tout au plus quelques villages se sont-ils quelquefois réunis pour former une tribu ; encore le lien entre eux est-il toujours assez lâche et, au-delà de la tribu, il n’y a plus rien. Pas plus autrefois qu’aujourd’hui les Berbères n’ont su constituer d’une manière durable de ces grands États qui permettent à un peuple d’en conquérir d’autres et de résister aux invasions de l’ennemi.

Une fois seulement, — et pour quelques années, — ils ont paru renoncer à leurs querelles intérieures et se sont unis ensemble sous la main de quelques vaillans soldats[2]. C’est l’époque la plus brillante de leur histoire, mais elle n’a guère duré. On approchait de la fin des guerres puniques ; Rome et Carthage livraient leurs dernières batailles. Les Carthaginois, qui levaient des armées de mercenaires, devaient songer naturellement à les recruter dans le pays même où ils avaient établi leurs comptoirs. La Numidie leur fournissait des cavaliers excellens qui, mêlés aux frondeurs des Baléares et aux fantassins de l’Espagne et de la Gaule, ont balancé la fortune de Rome. On comprend que, pendant ces longues guerres, quelques chefs africains aient eu l’occasion de se faire remarquer par-dessus les autres : le renom qu’ils y avaient conquis les suivait quand ils étaient de retour chez eux, et c’est ainsi que naquit, chez ces peuples naturellement amis de l’égalité, une sorte d’aristocratie militaire. Parmi ces petits rois (reguli), comme on les appelait, ou ces cheiks, comme nous dirions aujourd’hui, il y en eut de plus, braves ou de plus habiles, qui soumirent les autres par les armes, ou se les attachèrent par des bienfaits : c’est ainsi qu’ils finirent par former des royaumes assez étendus.

Pendant les dernières années de la guerre d’Hannibal, il y avait deux de ces royaumes dans le pays qui devint plus tard l’Afrique romaine, celui de Syphax. dont Cirta était la capitale, et celui de Gula. Naturellement ces deux grands chefs ne

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1873, l’étude d’Ernest Renan sur la Société berbère.
  2. Une autre fois pourtant, au VIIe siècle de notre ère, les Berbères s’unirent sous le commandement de cette reine héroïque qu’on appelait la Kahena, pour résister à l’invasion des Arabes ; mais c’est une histoire dont nous ne savons presque rien.