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est que le premier il a senti le besoin de replacer le saint dans son véritable milieu, d’en faire, pour ainsi dire, un portrait en plein air. Ce n’est plus un type abstrait ou une image hiératique, c’est un personnage en chair et en os, un Italien, un Ombrien de la fin du XIIe siècle, ayant les curiosités, les inclinations, les goûts communs aux raffinés de son temps, et qui a porté l’esprit de chevalerie dans la vie religieuse et dans ses saintes amours. L’abbé Le Monnier a envisagé son sujet sous tous ses aspects divers, sans oublier aucune des actions de son héros. Il a montré que ce grand missionnaire se proposait non seulement de sauver les âmes, mais de réformer, de corriger les abus, ses efforts pour adoucir le sort des petits, pour améliorer la condition des personnes, l’influence qu’il exerça sur la société civile par l’institution du Tiers-ordre, et comment il mérita le titre de Patriarche de la démocratie que lui a décerné un de ses compatriotes.

L’abbé Le Monnier a écrit un livre de bonne foi ; mais il n’a pas toujours examiné les faits sans préoccupation, et le prêtre a fait quelquefois la loi à l’historien. Personne n’a peint plus vivement que lui le fils du riche marchand d’Assise tel qu’il était avant sa conversion, sa légère et facile humeur, son caractère aventureux et hardi, les folles dissipations de ses premières années, sa passion pour toutes les élégances de la vie, pour le luxe, pour les plaisirs, pour la musique, pour les étoffes brillantes et soyeuses, in vestibus mollibns et fluidis. « Notre fils vit comme un prince, » disait sa mère. Il était devenu en effet le prince de la jeunesse dorée d’Assise, à laquelle cet adolescent aux yeux noirs, à la bouche fine, à la peau blanche et délicate, enseignait tous les secrets du gai-savoir. On se rassemblait le soir dans de somptueux banquets, après quoi, la tête chaude de vin, ces étourdis couraient les rues, qu’ils remplissaient du bruit de leurs chants et de leurs rires. Toutefois, s’il en faut croire l’abbé Le Monnier, François resta toujours assez maître de lui pour se prescrire des bornes dans le plaisir. « Dieu, avait dit saint Bonaventure, veillait sur ce jeune homme par une assistance particulière. » C’est, paraît-il, un point de doctrine ; il importe de tenir pour constant « qu’une chair, qui devait un jour porter les stigmates, demeura une chair virginale. » Celano et les trois compagnons en avaient parlé tout autrement. Ils ne s’étaient pas fait scrupule d’affirmer que leur maître avait commis les pires excès, qu’il avait été un grand pécheur, in vitiorum fervore tempore non pauco perdurans. Ils ajoutaient seulement qu’il avait toujours éprouvé une répugnance naturelle pour les propos grossiers et obscènes, et il faut les en croire. L’homme qui était destiné à devenir le plus gracieux des saints n’a jamais dû goûter les péchés sans grâce.

Admettrons-nous, comme le veut l’abbé Le Monnier, qu’il n’a jamais ressenti pour les femmes qu’un éloignement mêlé de terreur ? « Quelle