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l’amour, à la mesure d’un même étalon, l’argent ; égoïste, il se lance à poings fermés dans la mêlée sociale, écrasant tout, n’ayant à la bouche que le cri séculaire de la brutalité sans merci : Væ victis ! Intelligent ? plus que son rival peut-être, mais d’une intelligence grossière et sans souplesse, incapable d’essor, l’intérêt matériel lui coupant les ailes. Mais Bratt a la grande qualité que notre siècle a célébrée, à qui il éleva des statues : la volonté. C’est par elle que, démocrate énergique, il triomphe du sceptique aristocrate ; par elle qu’il est jeune, alors que l’autre, vieilli, n’a plus qu’à mourir ; en elle, il puise la foi, foi rude mais forte, foi vulgaire mais inlassable, Jonston et Bratt, deux sociétés, deux civilisations dont l’une, artistiquement, valait mieux ; dont l’autre, moralement, est supérieure. La démocratie est plus honnête, plus énergique et saine. Mais jamais, jamais elle ne saura porter cette robe de charme et d’élégance, cette grâce exquisement nuancée qui seyait si bien à l’autre. Et cependant, quoique à regret, le poète conclut avec Bratt. Bratt, c’est l’avenir, la foule en travail, les sociétés de justice et de bonheur, rudes encore, en formation. Mais pourquoi tant d’efforts humains ? Jonston aussi fut jeune : il meurt cependant, ou va mourir. Tous deux, l’homme de vieille roche et l’homme nouveau, sont les jouets de « puissances infernales » dont nul n’a jamais pu sonder la profondeur et qui nous mènent on ne sait pas où. L’humanité semble éternelle ; elle marche, rejetant un manteau usé pour s’habiller d’un autre, une civilisation mangée aux vers pour une civilisation plus solide. Mais elle se lasse, elle s’épuise, elle ne rajeunit pas. Alors, à quoi bon les désirs insensés du démocrate enivré d’espoir ? Bratt, naïf ouvrier, ne galvanisera pas le vieux monde avec ses chemins de fer et ses télégraphes, instrumens grossiers de justice idéale. Il croit à l’avenir, à sa force, robuste travailleur. Mais l’avenir lui manquera demain, peut-être. Ne valait-il pas mieux employer sa jeune énergie à réaliser la seule chose durable que l’homme puisse ici-bas créer : un peu de cette grâce, de cette beauté suprême, qui sont l’émanation directe du monde absolu, de ce qui ne meurt pas ?

Décidément, Jonston a raison. L’artiste, malgré tout, dans le romancier philosophe, a reparu. Car Lie, quoi qu’il veuille, est avant tout artiste, l’impressionniste nerveux, singulièrement affiné, qu’il s’était révélé dans ses premiers romans. Il a conservé cette rare puissance de sensation qui fait de lui comme un miroir presque inconscient des réalités extérieures. Puissances infernales est l’histoire de deux âmes ; l’auteur disparaît entre elles. Il rejette sa personnalité, il l’oublie volontairement, il est tour à tour Jonston et Bratt ; il l’est si complètement qu’il ne sait plus s’il