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ce moment même, travaillait toute la Scandinavie, une des gerbes de ce germinal artistique qui se levait enfin au Nord. Le livre s’enleva avec rapidité, fut discuté avec passion. Il intronisait d’autres traditions, procédait d’autres théories. L’apparition de ce chef-d’œuvre eut l’importance d’une révolution. Pour la première fois on voyait dépeinte, avec une sincérité de bon aloi, la vie des humbles ; pour la première fois on était débarrassé de cette convention fade dont Bjornson lui-même ne s’était point suffisamment défendu jusque-là. Aux paysans vertueux d’opéra-comique dont l’auteur d’Arue avait raconté les idylliques amours, le romancier nouveau substituait des marins sentant le poisson, grossiers et rudes, ayant quitté leurs « habits du dimanche ». Ce « Clairvoyant », c’était l’auteur lui-même, qui, ayant vu et bien vu, voulait jeter sur des pages blanches et communiquer à d’autres le trop-plein de la lumière qui emplissait ses yeux. S’en allant dans la vie, il en notait tous les phénomènes, toutes les apparences, toutes les manières d’être, se réservant seulement le droit d’ordonner l’ensemble de ses observations suivant un plan logique. — C’était vraiment la naissance de cette jeune littérature réaliste, saine, véridique et féconde, inspiratrice, depuis vingt ans, de tant d’œuvres de premier ordre. Le Clairvoyant est une idylle dans la manière d’Atala. parfois lyrique, parfois vulgaire, toujours sensuelle et quelque peu mystique. Le style est merveilleux. Lie, du reste, est un des élus dont on peut dire qu’ils ont tous les styles parce qu’ils ont leur style, et que leur art est aussi riche que toutes les expressions possibles de la pensée. C’est un maître écrivain, inégal parfois, souvent abondant et prodigue, trop riche, mais toujours solide et voulant ce qu’il fait. Il a de ces mots heureux qui font brusquement saillir et mettent en relief la physionomie d’un personnage, d’un paysage, la note d’une situation. Voyant, il a des mots de voyant, des mots comme en avait Victor Hugo. La partie lumineuse du tableau qu’il évoque se peint, se fixe sous sa plume, irrésistiblement. Du premier coup il faisait rendre à la langue norvégienne des effets qu’elle n’avait jamais rendus, et l’intensité des sensations qu’il éveillait fit dire qu’avant lui le pays mystérieux des grands fjords, glacé en hiver, torride en été, où se déroulait l’action de son roman, était inconnu, et qu’il avait vraiment « découvert le pays de minuit ».

Malgré la hardiesse des nouveautés qu’il avait créées, les révélations que contenait son livre et qui durent lui susciter plus d’un jaloux, le grand public consentit de bonne grâce, avec enthousiasme même, à la violence que l’audacieux écrivain voulait faire à ses habitudes. Du premier coup, Lie eut gagné la bataille.