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des vallées ou des districts de l’intérieur, parce qu’il est plus libre. Très religieux et très honnête, l’habitude du péril, l’audace indispensable à ses tentatives, l’énergie qu’il lui faut déployer contre ces mers du Nord si sombres, si terribles quand le vent souffle, ont développé dans son esprit une indépendance presque absolue à l’égard des préjugés et des idées trompeuses qui asservissent si durement ceux qui vivent de la terre, dans l’étroit horizon des montagnes. Les hommes sont si peu de chose en face de la mer et les lois qu’ils ont établies pèsent si peu, comparées aux grandes fatalités cosmiques ! Sorti de la dune comme le terrien du champ, vivant souvent tout seul, à l’écart des villes, dans une cabane en planches blottie à l’angle d’une falaise, à l’embouchure d’un torrent, au bord de l’abîme sur lequel les eiders ont suspendu leur nid, le marin s’aventure rarement dans les cités. La liberté dont il jouit augmente et fortifie sa confiance en lui-même, le rend radieux et fort. Il est celui qui vient des pays dont les autres rêvent et il a conscience de cette supériorité. Aussi ne craint-il guère que les génies malfaisans et les sirènes qui troublent les flots, veulent la destruction des navires et la mort des navigateurs. En été, quand s’allument aux confins inconnus du monde les mystérieux soleils qui ne se couchent jamais, vers la mi-juin, il remise sa barque sous le hangar peint en jaune et s’en va dans les grands ports pour se louer aux armateurs. C’est le moment où sur les rivages étranges du Nordland, du Finmark et des Lofoten, commence la grande kermesse annuelle de la pêche norvégienne. Trente mille marins se réunissent dans d’immenses cabanes construites exprès pour eux, au milieu desquelles est un foyer pour la cuisine. Et, bien que les têtes soient chaudes, les courages excités, les poings et les couteaux trop souvent préparés pour la lutte, tout néanmoins se fait en bon ordre parce que l’usage ; de l’eau-de-vie est formellement interdit. Des pasteurs accompagnent l’expédition, versant dans ces âmes farouches le baume onctueux de la parole évangélique. La pêche est abondante et chacun peut gagner ; mais chacun peut mourir aussi. Bien souvent il s’élève un vent d’ouest qui force les marins à fuir au large, à travers le West-fjord, vers la grande terre. Vingt-cinq kilomètres sur des bateaux découverts, dans la tempête. Bientôt la frêle embarcation chavire, vogue la quille en l’air. Ceux qui n’ont pas succombé dans le premier désastre s’accrochent aux anneaux, aux crochets qui garnissent les flancs, ou se cramponnent, soutenus par l’eau, à leurs couteaux fichés dans le bois. Bien peu échappent, et le nombre des couteaux marque le nombre des victimes.