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passé ; tout acte de piraterie ou de contrebande, commis à l’avenir par vous, vous expose à la rigueur des lois. Voici votre grâce et aussi un bon sur le trésor public pour la somme promise.

— Pardon, Excellence, mais avant d’accepter…

— Prétendez-vous me dicter des conditions autres que celles auxquelles je me suis engagé ?

— Non, mais vous faire une proposition qui vous agréera, je crois.

— Laquelle ?

— Le trésor est pauvre et je suis… assez riche pour n’avoir pas besoin de cet argent. Gardez-le, vous en aurez besoin ; quant à moi, il me faut m’occuper ; accordez-moi en échange de la somme promise, le monopole des pêcheries de l’île. Je m’engage, de mon côté, si vous me l’octroyez pour vingt-cinq ans, a construire, à La Havane, à mes frais, et sur plans approuvés de vous, un marché public qui sera l’un des beaux monumens de la ville. A l’expiration des vingt-cinq années, cette construction fera, ainsi que le monopole, retour à l’Etat.

Tacon accepta. La proposition qui lui était faite dégageait le trésor d’un paiement, gênant, elle dotait La Havane d’un monument dont la capitale avait grand besoin, puis Marti restait sous la main du gouverneur, et ses forbans, convertis en pacifiques pêcheurs. — car il s’engageait à les prendre à sa solde, — n’entraveraient plus les rentrées des douanes. Chacun y trouva son compte ; Marti réalisa une grande fortune, La Havane fut régulièrement approvisionnée d’excellent poisson, et le marché prit et garda le nom du pirate redouté. Encouragé par ce succès, Marti, ne sachant comment employer ses énormes capitaux, proposa, quelques années plus tard, au gouverneur une nouvelle combinaison. Il sollicitait, cette fois, le monopole théâtral, offrant d’édifier, de ses deniers, une vaste salle de spectacle dont la ville deviendrait propriétaire à l’expiration d’un délai fixé. Ainsi fut fait. Ce théâtre, qui coûta plusieurs millions, est l’un des mieux aménagés du Nouveau-Monde et l’un des beaux monumens de La Havane ; il s’élève sur le Paseo et porte le nom de théâtre Tacon, que Marti lui donna en témoignage de sa bonne entente avec le gouverneur.

Si La Havane est aujourd’hui la plus grande ville des Antilles, la plus peuplée et la plus belle, elle le doit en partie à don Francisco Marti y Torrens, appellation sous laquelle on désigne aujourd’hui l’ex-bandit et, pour beaucoup, au gouverneur Tacon. Ce fut lui qui traça les routes, perça les rues nouvelles, ouvrit le Paseo, créa le champ de manœuvres, et permit à la ville moderne de s’étendre au-delà de l’enceinte primitive et de l’aride Campo de Marte. La Havane, telle qu’il l’a faite et telle qu’elle s’est depuis