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pour mettre ses ressources en pleine valeur. L’incertitude qui pèse sur l’avenir paralyse le présent. À quoi bon semer là où, peut-être, on ne récoltera pas ? En présence des prétendues visées annexionnistes des États-Unis et des incontestables aspirations à l’indépendance des Cubains, on hésite et, ce que l’on n’ose entreprendre, les Américains le font. Les résultats obtenus sont pour les encourager.

Cuba entretient et nourrit une armée de fonctionnaires parasites envoyés par la métropole et dont les traitemens, prélevés sur les recettes des douanes, grèvent le budget local et sont une lourde charge pour le consommateur. La farine de bonne qualité vaut 30 francs le baril à Boston, 70 francs à La Havane, la douane frappant d’un droit de 100 p. 100 cet article de première nécessité. Aux réclamations du gouvernement américain, en 1884, le gouvernement espagnol répondait en offrant de négocier un traité commercial dont les clauses équivalaient au paiement annuel d’une prime de 150 millions au trésor de Madrid.

Les exigences financières de la métropole expliquent l’irritation des colons ; cette irritation date de loin, et l’histoire de Cuba est une série ininterrompue d’efforts pour secouer un joug intolérable. En 1868, lors de la chute de la reine Isabelle, Cuba se soulevait, réclamant son indépendance et proclamant un gouvernement insurrectionnel. La guerre éclata et les révoltés, soutenus par les volontaires et les subsides des États-Unis, tinrent l’Espagne en échec pendant plusieurs années et lui tuèrent près de cent mille hommes. Pour faire face aux dépenses qu’exigeait cette lutte, la métropole décréta un impôt de 25 p. 100 sur les revenus des résidens de Cuba. Dix ans après la répression de l’insurrection et la levée de l’état de siège, l’impôt continuait à être perçu, et, pour couvrir les frais de perception, on y ajoutait une taxe additionnelle de 6 p. 100. Il y a peu de temps encore, chaque détaillant était tenu au paiement d’une somme fixe et annuelle de 1 500 francs, laquelle était augmentée si son commerce prospérait. Les enseignes étaient taxées au prorata du nombre de lettres qu’elles contenaient, et les commis acquittaient une taxe de 10 p. 100 sur leurs salaires. Aux mesures fiscales s’ajoutaient la rapacité des agens officiels et leur vénalité éhontée. On cite encore à La Havane la sentence curieuse rendue à l’occasion d’un étranger dépouillé en pleine rue par un voleur, qu’il saisit à la gorge et livra à la police. L’agresseur avait sur lui le portefeuille de sa victime contenant 100 piastres. Pour toute satisfaction, le plaignant s’entendit vertement tancer de son imprudence à sortir avec une aussi forte somme. Selon le juge, il avait joué le rôle de tentateur, et le voleur, nanti du produit de l’opération, qu’il partagea avec ce nouveau Salomon, fut mis en liberté[1].

  1. V. Due South, par M. Ballon-Houghton, Mifflin et Cie, New-York.