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entre la France et l’Angleterre, et alors le prince régent serait dispensé de se prononcer pour l’une ou pour l’autre ; ou bien la guerre éclaterait, et lui donnerait du temps et aussi des lumières nouvelles pour apprécier la meilleure voie à suivre. Cette dernière hypothèse, il est vrai, lui inspirait une légitime frayeur : le génie de Napoléon en effet présageait la victoire, et, par suite, un retour offensif dans les affaires de la Péninsule ; toutefois, et en tout cas, il préférait garder une attitude expectante et, en définitive, puisqu’on ne lui demandait provisoirement rien de plus, se borner à converser académiquement, avec Junot, à lui accorder de petites grâces, à louvoyer sans rien résoudre.

Cet ingénieux subterfuge se combinait d’ailleurs avec des complaisances efficaces envers le cabinet de Londres. Et il faut bien rappeler qu’en ceci le prince régent était d’accord avec le sentiment de son pays, Junot ne se faisait sur ce point aucune illusion et sentait le terrain se dérober sous ses pas : « Jamais, écrivait-il à Talleyrand, le port de Lisbonne n’a été aussi utile à l’Angle terre que dans ce moment. C’est de là que partent tous les avis pour les différentes Hottes. Toute la province des Algarves et tout l’autre côté jusqu’à Porto sont garnis de gens disposés à prévenir les Anglais de tout ce qui se passe. Surtout ils ont des agens qu’ils paient bien, et ils savent a temps. Ils trouveront toujours ici secours et protection. Les particuliers y sont intéressés par le gain, et le gouvernement ferme les yeux par partialité. Dernièrement une escadre de l’amiral Calden a été ravitaillée par un bâtiment chargé dans le port même de Lisbonne[1]. »

La situation devenait intenable. Junot avait fait tout le possible dans l’ordre d’idées où il lui était enjoint de se maintenir. Il avait sauvegardé en principe le système politique de l’empereur, empêché à plusieurs reprises que des atteintes trop audacieuses fussent portées à la neutralité, réservé au cabinet impérial la faculté d’agir éventuellement ou de s’abstenir selon les circonstances ; mais cette diplomatie ne pouvait se prolonger davantage sans que les ressources d’esprit des négociateurs fussent épuisées. Comme il arrive souvent dans les conjonctures troublées, un grand événement vint mettre un terme à tous ces pourparlers équivoques et inutiles : la coalition de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie se forma, et les armées françaises marchèrent vers l’Allemagne. Tout allait dépendre des hasards de la guerre : ils décideraient du sort du Portugal en même temps que de celui des puissances engagées. L’ambassadeur n’avait plus rien à faire à Lisbonne.

  1. Archives des Affaires étrangères. Junot à M. de Talleyrand. 13 août 1805.