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Junot sans le braver ouvertement et autoriser les plus graves soupçons. Conserver un amiral anglais à la tête de son escadre malgré une réclamation aussi justifiée, c’était avouer implicitement une connivence qu’on ne cessait de nier. L’ambassadeur eut gain de cause : le ton absolu de sa note intimida le régent ; le cabinet de Lisbonne s’exécuta, et l’amiral Campbell fut révoqué[1].

M. de Talleyrand fut extrêmement satisfait de ce résultat significatif, et Junot, en recevant les complimens du ministre, put se convaincre qu’il avait bien jugé la situation et pénétré la véritable pensée de l’empereur. Les termes de la dépêche qui lui fut adressée à ce sujet révélaient complètement en effet les intentions du cabinet impérial telles que l’ambassadeur les avait comprises : « La cour de Lisbonne, disait ce document, doit n’employer que des agens qui aient un esprit portugais et n’appartiennent pas à l’Angleterre par leur inclination et par leur origine. » Junot était invité à poursuivre ses avantages, à ne pas souffrir que les officiers du prince régent donnassent la moindre facilité aux escadres britanniques, à faire en sorte que celles-ci ne pussent trouver en Portugal aucune ressource, « aucun agent disposé à les servir[2]. » Il était donc clair que l’empereur, tout en tolérant que le cabinet de Lisbonne ne déclarât pas ouvertement la guerre à l’Angleterre, prétendait toujours exercer une influence exclusive sur les bords du Tage, y affermir lentement sa domination morale, y prévenir toute tentative anglaise et amener le régent à renoncer aux traditions qui l’asservissaient à la cour de Londres. Le reste dépendait du prestige des victoires futures dans la campagne qui allait s’ouvrir. C’était bien exactement ce qu’avait pensé Junot.

Avec une bonne humeur particulièrement méritoire chez un homme tel que lui, d’un tempérament audacieux et plus accoutumé aux actes violens qu’aux évolutions politiques et aux habiletés de langage, il s’attacha à entretenir les relations les plus courtoises avec le gouvernement portugais ; il affecta de croire aux dispositions amicales du prince régent pour l’encourager par cette confiance apparente à des procédés meilleurs ; il ne man qua pas de réchauffer le zèle un peu tiède de M. d’Araujo, le traitant avec affection, montrant aux autres ministres de bons sentimens. En même temps, il eut soin de ne pas laisser supposer que nos vues se fussent modifiées en elles-mêmes : ne pouvant rien imposer pour le présent, il réserva les principes, ne cessa de les

  1. Arch. des Affaires étrangères. Note autographe de Junot, 29 juin 1805.
  2. Ibid. Dépêche de M. de Talleyrand, 29 juillet 1805.