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le prince régent, au contraire, ne se prononçait pas et ne pouvait pas se prononcer ; ses traditions, ses engagemens, ses sympathies le plaçaient dans une situation toute différente de celle de l’Espagne ; en un mot, derrière le Portugal, il y avait l’Angleterre.

Bien que Junot ne comprit que vaguement encore cet état de choses, il se rendait compte de la nécessité de sa présence immédiate à Lisbonne. S’attarder à Madrid, où il avait cause gagnée, lui semblait avec raison inutile, d’autant que la route était longue et malaisée. Trois jours après les audiences royales, le 1er avril 1805, il partait pour son poste avec sa famille : « Je presserai mon voyage autant que je le pourrai, écrivit-il à Paris, mais il est impossible de voyager promptement ; partout on manque du nécessaire. » Il parvint cependant à réaliser, malgré bien des difficultés matérielles, les prévisions de ses étapes, car ayant annoncé son arrivée à Lisbonne pour le 12 avril, il entrait le 13 dans la capitale du Portugal.


VI

La duchesse d’Abrantès a décrit dans ses Mémoires les sites pittoresques et sauvages que la caravane diplomatique eut à traverser, les étapes fort éloignées les unes des autres, les chemins à moitié détruits. Faute d’argent et de soins, les provinces demeuraient presque désertes, stériles, d’ailleurs infestées de brigands : les rares habitans étaient misérables ; on rencontrait des gîtes sinistres. Il fallut passer une nuit dans une auberge dont le propriétaire, embarrassé du cadavre d’un individu mort la veille, n’avait rien imaginé de mieux que de le placer sous le lit de la chambre destinée à la fille de l’ambassadeur. Dans les villes du parcours, Junot était reçu avec les plus grands honneurs par les autorités ; mais, en rase campagne, lui-même et son escorte devaient être sous les armes pour en imposer aux rôdeurs. Le convoi, grâce à ces précautions très ostensiblement prises, ne fut pas attaqué, et l’ambassadrice, qui aimait les beaux paysages et les fleurs, put admirer à son aise les aspérités des montagnes et la végétation magnifique des plaines. Elle en fut cependant distraite par un intéressant épisode.

Les voyageurs traversaient l’Estramadure lorsqu’un personnage, qu’ils ne s’attendaient guère à voir se présenta devant eux, venant de Lisbonne et se rendant à Madrid : c’était le jeune frère de l’empereur. Jérôme Bonaparte, alors en pleine disgrâce à la suite de son mariage avec Mme Paterson. Il arrivait avec elle de Baltimore et l’avait envoyée à Bordeaux d’où elle dut se rendre