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accédant aux désirs de son allié pour les armemens des flottes de Cadix et du Ferrol, combien ces sacrifices étaient onéreux au cabinet de Madrid. Elle tenait à faire valoir des décisions qui, dans la pénurie du trésor espagnol, ne pouvaient être exécutées qu’avec tant d’efforts. Cependant, comme, d’un côté, elle avait trop de dignité pour crier misère, et que, d’autre part, sa responsabilité était engagée dans la déplorable administration qui réduisait à tel point les ressources de la monarchie, elle ne s’étendit sur ce sujet que juste assez pour donner du prix à son consentement, et déclara « que l’argent ne manquerait pas plus que la bonne volonté ». Puis elle passa à un intérêt qui lui était particulièrement cher, celui de sa fille préférée, la reine d’Etrurie, dont elle voulait agrandir le royaume par les mains de Napoléon ; elle se montra même toute disposée, en vue de cet avantage, à sacrifier son autre fille, femme du prince régent de Portugal : « Le roi, dit-elle nettement à Junot, écrira au prince régent en père et en souverain pour l’engager à entrer dans les vues de la France, et si celui-ci refuse, il lui laissera courir les chances de la guerre, et l’abandonnera. » Le général retrouvait là les traces des projets personnels du prince de la Paix. Celui-ci était au surplus alors en pleine faveur ; lorsqu’il entra avec le roi dans le cabinet où la reine recevait Junot, Maria-Luisa s’écria : « Voilà notre soutien… c’est sur lui que nous fondons tout notre espoir… il a notre confiance entière ; il la mérite et l’empereur doit lui accorder la sienne. »

Napoléon fut donc pleinement édifié par la dépêche où Junot lui racontait ces diverses entrevues. Absolument maître de la cour de Madrid, il tenait Godoï par ses ambitions, le roi et la reine par Godoï. Les escadres espagnoles étaient à sa disposition, car très certainement Charles IV et Maria-Luisa le secondaient sincèrement de tout leur pouvoir. Leur avenir semblait associé au succès de ses entreprises ; il restait libre de récompenser plus tard à son gré le prince de la Paix. La mission de Junot, conduite avec autant de fermeté que de prudence, avait complètement réussi. Toutefois, pour que son œuvre fût achevée, il fallait que le Portugal suivît la même politique : alors seulement, en effet, la Péninsule serait vraiment fermée à la marine anglaise, et le système ‘continental se trouverait en pleine vigueur dans tout le midi de l’Europe. Mais c’était là le but le plus difficile à atteindre, et Napoléon non plus que son ambassadeur, ne prévoyait les obstacles qu’ils allaient rencontrer à Lisbonne. Ils se trompaient en croyant que l’attitude de l’Espagne réglerait celle du royaume voisin. Le cabinet de Madrid avait déjà pris parti, il était en guerre avec celui de Londres et pouvait aller de l’avant ;