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il a fait bon marché, non plus seulement de la légalité, mais de la dignité et de la vie humaines : si on l’accusait, par exemple, d’avoir sacrifié à son ambition personnelle des millions de jeunes gens, qui sont morts sans savoir pourquoi ; ou encore d’avoir volontairement déçu l’espérance de mainte nation malheureuse qui s’était fiée à lui. Dans un livre dont la valeur historique peut être discutable, mais qui émeut et qui charme comme un roman d’amour, M. Frédéric Masson nous fait voir Mme Walewska s’offrant à Napoléon en échange du bonheur de la Pologne, sa patrie, qu’il lui promet de délivrer ; et nous admirons le cœur magnifique de cette jeune femme, et nous partageons les élans passionnés de son impérial amant. Mais le bonheur de la Pologne, ce prix qui devait payer de si héroïques amours, Napoléon y a-t-il jamais sérieusement pensé ? Non, M. Masson le sait trop ; et ses plus éloquentes peintures ne nous empêchent point de nous représenter Napoléon, dans toute cette affaire, comme un de ces galans indélicats qui promettent mariage aux jeunes filles sans la moindre intention de les épouser.

Après cela, peut-être Mme Walewska n’a-t-elle pas été aussi complètement une victime de Napoléon que le croit M. Masson. J’imagine qu’à défaut du bonheur de son pays, il lui a été agréable encore d’être aimée d’un si grand homme, et de pouvoir l’étonner par un si touchant exemple de patriotisme. L’âme des belles Polonaises est une petite boîte trop compliquée pour que personne puisse jamais être sûr d’en avoir bien vu tout le fond. Mais combien de victimes plus authentiques, et plus infortunées, dont l’inquiète ambition de Napoléon a bouleversé la vie ! Songez seulement à tant de familles royales que, pendant près de vingt ans, il a tenues en haleine, se refusant à les laisser un seul jour manger, dormir, régner en repos, les promenant à sa fantaisie d’un trône sur l’autre à travers l’Europe, jusqu’au jour où, par un dernier caprice, il les jetait sur le pavé ! Il n’y avait pas un de ces princes qui ne tremblât devant lui, comme s’il eût été le diable ; et, de fait, le diable lui-même les aurait moins tourmentés. De près ou de loin, ils le sentaient qui les épiait ; et ils avaient beau lui être dévoués et fidèles, ils tremblaient encore : car ils savaient qu’il lui suffirait d’un frère à caser, ou d’un maréchal à éloigner de Paris, pour que ce fût la fin de leur dynastie.

Les femmes surtout, les pauvres petites princesses, comme elles ont dû souffrir et le détester ! Il les traitait avec une galanterie familière et brutale, qui les humiliait davantage que n’eussent fait des injures. Leur beauté, les toilettes dont elles s’ornaient pour lui plaire, à peine s’il semblait s’en apercevoir. Sans consulter leur cœur, secrètement promis peut-être à quelque bel archiduc, il les donnait pour femmes à ses frères, à ses généraux, aux parens de Joséphine. Trop heureuses