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Jefferson, très simple de manières, ennemi de l’étiquette, n’était pas homme à donner le ton pour une renaissance de la vie sociale. Sa tenue était souvent négligée, ses façons manquaient de noblesse, sinon de charme ; familier, aimable, brillant et fin causeur, il n’observait pas toujours rigoureusement le décorum.

Un jour, le nouveau ministre d’Angleterre, Merry, se rendit en grand costume à la maison de l’Exécutif avec le secrétaire d’Etat, pour faire une visite officielle au président. Introduit dans la salle d’audience, il ne trouve personne, mais dans un couloir il heurte Jefferson en costume d’intérieur, pantoufles aux pieds. Shoking ! Quelque temps après, les Merry dînent à la Maison-Blanche. Pour passer dans la salle à manger, le président offre son bras, non à la femme du ministre britannique, Mrs Merry, mais à la femme du secrétaire d’Etat, Mrs Madison. Cette fois, ce fut une affaire d’Etat. Le ministre se considéra comme insulté et refusa désormais toute relation mondaine avec la présidence. À Londres, on usa de représailles, et la femme du ministre américain, James Monroe, eut à subir « l’affront » qui avait été fait à Mrs Merry. En réalité, Jefferson avait établi pour ses dîners officiels la théorie du pêle-mêle ; ses invités se plaçaient à table comme ils voulaient, ou au hasard. Le marquis d’Yrujo, le ministre espagnol, s’était fait à ce système et l’acceptait depuis trois ans. On finit par faire comprendre la chose à Merry.

Le corps diplomatique, déjà plus nombreux qu’au temps de Washington, s’accrut d’un représentant de la Turquie portant le nom de Meley-Meley. Lorsque cet Oriental arriva à Washington, on donna un grand bal en son honneur. Toutes les beautés de la ville y figurèrent, curieuses de voir le Turc. Lui, impassible, se laissait admirer. Soudain, il aperçoit une grosse négresse sortant de l’office. Ravi, il se précipite vers cette apparition et l’embrasse avec enthousiasme, s’écriant qu’elle lui rappelait son pays et celle de ses femmes qui lui avait coûté le plus cher.


IV

La capitale se peuplait si peu, et sa colonie officielle offrait de si faibles ressources aux occupations de la vie mondaine, avec un président veuf, un vice-président conspirateur (Aaron Burr), des législateurs dont fort peu osaient amener leur famille dans ce désert, que l’histoire n’aurait pour ainsi dire rien à recueillir dans ce terrain stérile, si elle n’y rencontrait l’intéressant et charmant profil d’une jeune femme dont le nom a été prononcé plus haut, Mrs Madison, la femme du secrétaire d’Etat de Jefferson,