Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/889

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
883
PENTHÉSILÉE.


mon âme dévoyée, obscurcie par sa malsaine expérience de la vie, retrouvait encore quelques impulsions généreuses. Et je me jurai de la sauver d’elle et de moi.

Mais le lendemain, mes dispositions étaient changées. Éveillé plus tôt que de coutume, oppressé par un singulier malaise, je me levai et j’ouvris la fenêtre. C’était encore l’aube, le ciel était gris et bas : une pluie fine, presque froide pour la saison, me frappa au visage. Pris de frisson, je refermai la fenêtre et me rejetai sur mon lit, essayant vainement de me rendormir. Mille idées confuses s’agitaient dans mon cerveau, qui toutes se résumaient dans l’impatience d’en finir avec Mme d’Égly, de mettre quelque chose d’irréparable entre nous, et dont quelques-unes se traduisaient par de telles perfidies, par de telles gageures, que je rougissais jusqu’au fond de moi de les avoir seulement conçues.

Harcelé, énervé par ces pensées, je ne voulus pas, de toute la journée, trouver le temps d’aller rue Rembrandt. Sorti de bonne heure, je ne rentrai chez moi qu’après dîner, au milieu de la soirée. Comme je le prévoyais, une lettre de Mme d’Égly m’attendait. On l’avait apportée vers six heures ; on avait dû repartir sans réponse. C’était un appel impatient, une supplication désespérée de ne pas laisser s’achever la journée sans tenir ma promesse.

Si tard qu’il fût, je me disposais à envoyer un mot de réponse, quand le timbre de l’antichambre résonna. Je me hâtai d’ouvrir, craignant de deviner.

C’était elle, en effet.

Sans même relever sa voilette, elle voulait parler ; mais, dès les premiers mots, la voix lui manquant, elle eut un sanglot si profond et si déchirant, que, pour l’empêcher de défaillir, je la saisis dans mes bras.

Si j’avais eu la curiosité de la voir succomber, j’étais satisfait. Elle tombait de lassitude ; elle baissait la tête comme un pauvre être traqué, je pouvais choisir la place pour lui asséner le dernier coup.

Blottie contre moi, les paupières closes, ses cheveux sur mes lèvres, la paume des mains appuyée contre ses tempes comme pour contenir le battement fou de ses artères, elle murmurait, d’une voix si basse qu’on eût dit la plainte même de son cœur : « Aimez-moi, ne m’abandonnez pas, aimez-moi. »

À ce moment, j’eus la claire vision que je pouvais encore, en lui épargnant la suprême défaite, racheter tous mes torts envers elle. Mais j’avais perdu le gouvernement de ma volonté : un nuage passa sur mes yeux, et plus rien de noble ne subsistait en moi lorsque, dans un grand élan de tendresse et de terreur, elle se donna…