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fort ancienne, antérieure même au déluge, et qui précéda l’invention des larmes.

On ne peut pas s’attendre que les moyens employés autrefois pour amuser et faire rire aient été fort raffinés. Tous les procédés étaient bons, pourvu que le résultat fût atteint ; les coups de pied étaient un des meilleurs, mais non pas du tout des moins raffinés, beaucoup étaient pires et d’un succès encore plus grand. N’en soyons pas surpris ; quelques-uns des moins relevés jouissent en ce moment même d’un regain de succès parmi nous[1]. Ils étaient pratiqués par des amuseurs tantôt nomades, tantôt attachés à la personne des grands. L’existence de ces individus est attestée, de siècle en siècle, pendant tout le moyen âge principalement par les blâmes qu’ils ne cessaient de s’attirer ; et c’est ainsi que, pour trouver des renseignemens sur ces troupes peu recommandables, il faut fouiller les traités pieux et les recueils des actes des conciles.

Conciles et traités, comme bien l’on pense, le prennent de haut avec ces gens-là et ne s’abaissent pas à tracer des distinctions minutieuses. Ils se contentent de procéder par énumérations, condamnant hautement et d’une seule phrase les mimes, sauteurs, faiseurs de tours et culbutes, lutteurs, gredins divers et « toute la troupe des amuseurs ». Ainsi fait l’Anglais Jean de Salisbury au XIIe siècle, qui note avec horreur les moyens employés par ces individus pour exciter le rire ; et quel rire ! un rire brutal et grossier, bruyant, convulsif, le rire de Rabelais avant Rabelais. Passe encore si c’eût été « l’hilarité modeste que se permettrait un honnête homme », et que Jean lui-même pratiquait : « mieux vaudrait ne rien faire que de s’occuper si mal. »

Nul doute n’était possible ; les troupes ne se souciaient nullement « d’hilarité modeste » ; nous retrouvons ces amuseurs longtemps après, au XIVe siècle, décrits dans le poème de Langland ; et ils procèdent exactement de même ; les mêmes grossièretés sont montrées avec le même succès ; depuis plus de deux cents ans, elles ont fait rire sans interruption ; on s’est lassé de bien des choses dans cet intervalle, de la tyrannie de Jean Sans Terre, de la faiblesse d’Henri III, de l’arbitraire des Plantagenets, de la suprématie du pape ; mais les histrions continuent à se tourner vers les spectateurs en abaissant leurs chausses et les seigneurs de la Cour se renversent de rire sur leurs escabeaux.

  1. Ainsi décrits par un auteur anglais du XIIe siècle : Quodque magis mirere nec tunc ejiciuntur quando tumultuantes, inferius crebro sonitu aerem fœdant et turpiter inclusion, turpius produnt. Jean de Salisbury, Policraticus, liv. I, chap. VIII.