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ont le mot d’ordre pour armer leurs bataillons de gourdins et les précipiter par milliers sur la « Bastille du Nord », leurs soldats sont peu tentés de marcher ; ils trouvent la route longue et dangereuse. Anzin, au dire de M. Moché, attend qu’on le vienne délivrer ; mais le libérateur aime mieux crier dans ses corons que courir au-devant d’une défaite certaine. Décidément la grève ne sera pas générale ; le grand coup est manqué. Et, chose étrange, inouïe, qui renverse tous les calculs et bouleverse toutes les consciences syndicales, les grévistes anglais rentrent sous terre, les houilleurs du Borinage reprennent le pic et la rivelaine, et les houilles de la Ruhr viennent à Charleroy se faire baptiser belges pour être acceptées plus aisément en France. Ce qu’il en coûtera au travail national, on ne le dit pas, mais la statistique des douanes le fera connaître l’an prochain. Que faire devant les obstacles que le gouvernement élève à la liberté d’autrui ? Protester dans la presse, par des circulaires, par des discours. Plagiaire de Carmaux, le syndicat par ses affiliés organise des patrouilles. C’est un droit ; Carmaux l’a bien démontré ; il est admis, et il est hautement « revendiqué ». Si la police l’interdit, elle viole la loi, la loi des précédens. Ce n’est pas l’avis de l’autorité ; elle semble revenue des temps où une poignée de turbulens commandait aux pouvoirs publics. On ne souffrira cette fois ni le désordre, ni la violence, ni les insultes aux magistrats ou à l’armée. C’est une surprise pour tout le monde ; mais s’en plaignent seuls les hommes qui veulent exercer le despotisme autour d’eux. Le rapporteur au Sénat de la loi des syndicats voudrait même une action plus énergique ; il voudrait que les rigueurs de la législation qu’il a étudiée et soutenue ne fussent pas réservées à des hommes dont on n’a rien à craindre, et qu’on en étendît les dispositions rigoureuses aux syndicats où s’introduisent des personnages qui n’exercent pas la profession « syndiquée ». La lettre de M. Trarieux au président du Conseil, ministre de l’Intérieur, reçoit un accueil mérité, une réponse froide du ministre, un sourire moqueur du personnage directement visé. Si le syndicat est dissous, il se transformera en loge maçonnique.

Pendant une dizaine de jours, la grève poursuit son cours normal et habituel. Les « meneurs », — on ne peut pas nier sérieusement qu’il en existât, puisqu’ils allaient partout semant, comme ils disaient, la bonne parole, — les meneurs parlaient salaires, exploitation des ouvriers, prépondérance du capital sur le travail ; bref, ils ne mettaient en jeu que la question économique. Sans doute ils provoquaient à la résistance, à la lutte. Celle-ci se traduisait en réunions tumultueuses, en insultes aux soldats, à ses chefs, et parfois une foule trop vivement excitée