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PAPA FÉLIX.

Il hésita jusqu’à la veille du départ, et ne prit son parti qu’à la nuit close, alors que Jaillot venait de se couclier. Il se releva sans bruit, et s’approchant du berceau de l’enfant, il accomplit secrètement le rite. Puis, jusqu’au jour, il travailla à quelque besogne de couture, qu’il cacha à la fin dans son paquetage.

Tout était consommé ; ils s’en allaient vers le port, leur besace au dos, leurs paquets sous le bras. Pour étonner les gens du pays, ils emportaient des caméléons dans des cages. En se retournant, ils voyaient Françoise en larmes qui les regardait par la fenêtre et levait « le trouvé » vers eux.

— Marche toujours, dit Lefelle, j’ai oublié ma pipe.

Revenu en hâte à la maison, il tira de son sac une petite ceinture de cuir, brodée de rouge, fermée par une boucle d’argent. C’était l’objet de son travail nocturne ; il la remit à Françoise avec solennité, comme une amulette à qui la vie de l’enfant était attachée.

Sur cette ceinture, en caractères irréguliers construits avec du cordonnet écarlate, l’inscription suivante était tracée :

« Cette enfant s’appelle Félix ; il est battisé crétien. »

Lefelle s’arrêta un moment à contempler son œuvre de broderie, puis, ajustant l’objet autour de l’enfant et jugeant qu’il lui seyait bien :

— Tu le soigneras bien, mon petit, dit-il à Françoise.

Il le prit dans ses bras et l’éleva jusqu’à ses moustaches :

— Dis : adieu papa Félix.

— Dieu, pa, Felice… répéta le marmot.

Il dit ces mots si doucement, sans comprendre, avec son sourire innocent… Lefelle sentit qu’il lui venait une larme, et, la cueillant au bout de son doigt, la jeta proprement par terre. Mais il se souvint aussitôt de son autre filleul, du Français, de celui qui lui tendrait les bras, au débarquer de La Badine ; et, rebouclant allègrement son sac :

— Comme ça, dit-il, ça m’en fait deux…


Art Roë.