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ce qu’ils considèrent comme leurs intérêts vitaux. Ce n’est point assez pour prévenir tous les conflits, puisque quelques-uns de ces intérêts sont contradictoires, mais c’est assez pour imposer aux gouvernemens des allures circonspectes et pour leur faire sentir le poids de leur responsabilité. Autrefois les principaux États de l’Europe étaient entourés d’une sorte de terrain vague ; la diplomatie combattait à distance et pouvait faire une guerre de surprises et d’escarmouches. Aujourd’hui les positions se sont rapprochées ; les États comprennent qu’ils combattent pour la vie, et qu’on n’engage point une lutte corps à corps de la même manière qu’on marche à un tournoi. Les crises sont donc plus graves, mais moins fréquentes, et la sagesse des hommes d’État s’attache à les prévenir plutôt qu’à les provoquer.

Il est vrai que cette sagesse semble à la merci des passions populaires, dont l’intempérance est un sujet d’alarme continuelle pour les cabinets. Le sentiment national apporte, dans les affaires publiques, ses qualités et ses défauts : fier, simple, ennemi de la subtilité, repoussant avec dédain l’intrigue, la corruption et même tout patronage humiliant, il est susceptible, ombrageux, loquace, irréfléchi dans ses amours et dans ses haines, et toujours prêt à se jeter dans les jambes de la diplomatie, sans ménagement ni égard pour ses véritables intérêts. Vingt fois, il a été sur le point de rallumer la guerre ; vingt fois les cabinets effrayés ont couru aux pompes. Cependant la guerre n’a point éclaté, car ces grandes émotions s’évaporent le plus souvent en paroles. Sur ce point, toutes les prévisions ont été trompées. On pensait qu’avec tant de matières inflammables accumulées dans chaque pays, la moindre étincelle suffirait pour mettre le feu aux poudres. Il n’en a rien été. Peut-être aurait-on dû remarquer que cette effervescence patriotique était tempérée par un fond de prudence, surtout depuis que tout le monde est soldat, et que les nations ne peuvent plus confier à un petit nombre de braves patentés le soin de soutenir leurs querelles.

Si le sentiment public a besoin d’être dirigé et contenu ; s’il convient, dans les pays libres, de fortifier les organes de gouvernement, il n’en est pas moins vrai qu’à l’avenir il n’y aura point de politique féconde sans le concours de ces deux forces : sentiment national, intérêt d’État. Si l’on veut éprouver la valeur d’une combinaison, par exemple la solidité d’une alliance, il faut savoir : premièrement, si elle est conforme à l’intérêt bien entendu des contractans, ce qui suffisait autrefois, et secondement si elle a gagné le cœur des peuples, ce qui répond au nouvel état du monde. L’enthousiasme le plus sincère, s’il n’est pas modéré par le calcul,