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française, il y a eu 63 ministres des Affaires étrangères en titre. Si l’on ajoute les nombreux intérimaires, on arrive au chiffre formidable de 77 personnes chargées, pendant un siècle, de nos relations extérieures : cela ne fuit pas, en moyenne, un an et demi pour chacune. Il est vrai que M. Guizot a duré sept ans : longévité si extraordinaire chez nous qu’elle a paru factieuse et provoqué une révolution. En revanche, la seule année 1848 a vu trois ministres des affaires étrangères, et l’année 1851, quatre. Quelle étude, quelle suite, quelles alliances sont possibles avec une telle mobilité de direction ?

On ne doit pas se lasser de répéter aux Français cette vérité, banale depuis Archimède : que le levier le plus puissant ne peut rien soulever sans un point fixe. Or, dans chaque pays, la politique extérieure s’appuie sur un point fixe. Aux États-Unis, c’est le pouvoir du président, secondé par un secrétaire d’État qui dure autant que lui, et par le sénat, qui dure davantage. En Angleterre, ce sont quelques familles où la connaissance des affaires extérieures est héréditaire et parmi lesquelles chaque parti recrute les chefs du Foreign Office. En Allemagne, M. de Bismarck aurait-il fait de si grandes choses s’il n’avait duré plus de vingt ans ? L’empereur de Russie ne relire presque jamais sa confiance, et, du reste, gouverne seul les affaires du dehors. À Vienne, le ministre des affaires étrangères n’est responsable que devant les délégations et ne répond que de ses actes : il n’a point à partager la fortune de ses collègues autrichiens ou hongrois ; il peut durer. À Constantinople, le Sultan fait tout. À Rome, la politique extérieure, dans ses grandes lignes, est l’œuvre personnelle de la dynastie de Savoie : le parlement n’en a que le contrôle. Plusieurs pays, dont le plus notable est la Belgique, ont mis derrière le ministre responsable un secrétaire général permanent. C’est une excellente institution. Le ministre représente la volonté nationale ; le fonctionnaire, plus stable, incarne la tradition. Ils ne sauraient se faire ombrage, car le ministre a le rôle actif et brillant, tandis que son auxiliaire se tient modestement au fond de la scène. L’un décide et l’autre informe. Parmi les grands États, je ne vois guère que la France où les affaires extérieures suivent sans contrepoids la bascule parlementaire. Serons-nous donc le seul grand pays qui laisse flotter les rênes de ses destinées ? À quoi bon tant de sacrifices ? pourquoi cette belle armée, si elle ne sert aucun dessein suivi ?

Une circonstance a pu nous faire illusion. Depuis 1870, le sentiment national a parlé si haut et si clair qu’il n’y avait pas d’hésitation possible sur la conduite à tenir et que, par suite, le choix des hommes semblait presque indifférent. La mutilation