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l’accidentel et du passager ; le second a les yeux fixés sur les intérêts permanens des peuples, et s’il pèche, c’est par le culte exagéré de la tradition. Sans cet observateur impartial, la politique étrangère oscillerait comme une boussole affolée.

L’observation même est plus difficile et plus compliquée qu’autrefois. Il ne s’agit plus de surprendre les secrets d’une cour et de connaître les ressorts assez simples qui font mouvoir un petit nombre d’hommes. Aujourd’hui, le premier rôle appartient aux peuples : il faut donc pénétrer leur tempérament, leurs aspirations, leurs forces ; et ce n’est pas trop, pour cela, de vivre au milieu d’eux, de respirer le même air et d’entrer, pour ainsi dire, dans leur âme. Une diplomatie qui ne recueillerait que des paroles officielles et se tiendrait à l’écart des nations, une diplomatie endormie dans l’existence décorative de ses palais somptueux, ressemblerait à une machine pneumatique qui fait le vide autour d’elle. Jadis on comparait l’Europe, à un échiquier, les politiques à des joueurs penchés sur un problème. Mais supposez que, tout à coup, l’échiquier s’anime, que les tours se mettent d’elles-mêmes en branle, que les cavaliers commencent à sautiller de-ci de-là, en déconcertant les calculs par leurs bonds imprévus : ne faudrait-il pas changer toutes les règles et savoir un peu quelle sorte d’âme agite cette tour rebelle et ce cavalier peu docile ?

Il ne suffit pas qu’un gouvernement ait de bons yeux : il lui faut encore une tête solide, c’est-à-dire, un peu de stabilité. S’il est vrai que la politique extérieure ne soit que le mariage d’un jeune sentiment national avec une vieille raison d’Etat, n’est-il pas manifeste que ce sentiment ne saurait se passer de guides et cette tradition de gardiens ? Supposez l’opinion publique aussi éclairée que vous voudrez : encore ne peut-elle donner que l’impulsion générale de la politique. Elle est l’arbre de couche qui met toute la machine en branle : cela ne dispense ni des rouages délicats qui transforment ce mouvement, ni du mécanicien qui le surveille, ni du pilote qui le dirige. Notre erreur, en France, est de croire que le gouvernement de l’opinion suffit à tout : de là cette mobilité dans le pouvoir qui est aujourd’hui notre vice capital. Qu’on parcoure la liste des ministres des affaires étrangères à partir du 1er janvier 1589, c’est-à-dire depuis la création des quatre charges de secrétaires d’Etat par le roi Henri III[1] : jusqu’à la Révolution, c’est-à-dire en deux cents ans, on compte seulement 20 titulaires de ce département, ce qui fait, en moyenne, un ministre pour sept ou huit ans. Dans les cent ans qui nous séparent de la révolution

  1. Cette liste se trouve dans l’Annuaire diplomatique de 1893, à la page 333.