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avez des cliens et des alliés, allez les payer de ce que vous avez imaginé, et dites-leur d’imaginer à leur tour. »

Qu’est-ce en effet qu’un commerce de sympathie sans résultat ? qu’est-ce qu’une entente cordiale, quand on s’en tient au sourire et à la poignée de main ? qu’est-ce qu’une influence qui n’enfante pas ? Peut-on mesurer sa force et son rayon ? sonder le fond des cœurs ? L’amour platonique est une belle chose ; mais il n’a rien à voir dans les relations des gouvernemens.

Pendant tout le règne de Louis-Philippe, on a parlé, en France, d’entente cordiale avec l’Angleterre. Cependant les relations des deux pays étaient loin d’être faciles. Ils se heurtaient sur tous les points du monde, et chacun d’eux paraissait principalement occupé de ne point marcher à la remorque de l’autre. En 1830, Talleyrand déclarait l’alliance anglaise nécessaire ; elle lui sembla funeste trois ans plus tard. Or, entre ces deux dates, il n’y avait rien de changé, que la vanité de Talleyrand blessée. Il y avait aussi l’amour-propre, encore plus irritable, de Palmerston. Cet homme d’Etat fougueux, toujours prêt à dégainer, d’autant plus entêté dans ses démêlés que le motif en était plus frivole, dissimulant sous la crânerie de l’attitude le peu de consistance de ses combinaisons, remportant avec fracas des victoires sans lendemain, personnifie la politique d’influence comme Metternich celle de la répression.

Si l’on veut se faire une idée de l’étrange atmosphère dans laquelle vivaient alors les hommes d’Etat, il faut voir la France et l’Angleterre aux prises, pendant vingt ans, dans la péninsule Ibérique. Mais qui peut suivre aujourd’hui les péripéties de ce fastidieux tournoi ? qui s’intéresse à Dom Miguel, si ce n’est les porteurs du fameux emprunt ? qui a retenu les noms de Mendizabal et d’Ituritz, dont l’élévation ou la chute mettait en rumeur les nouvellistes de Paris et de Londres ? et qui croirait que le mariage de la reine Isabelle nous parut presque une revanche de Waterloo ? On jouait à la guerre de succession d’Espagne ; on manœuvrait sur le terrain où Wellington s’était illustré contre les armées de Napoléon ; mais les seules batailles étaient des crises ministérielles, et le peuple espagnol, qui ne se dérange pas pour si peu, préférait les combats de taureaux.

Le chef-d’œuvre de la politique oratoire fut de prêter une sorte d’existence collective à l’Europe. La transition était naturelle : puisque les peuples se mêlaient d’avoir une âme, pourquoi l’Europe n’en aurait-elle pas une aussi ? On sentait bien toutefois que cette âme ne pouvait être de la même espèce, puisqu’elle animait tant de corps différens ; mais les profonds politiques qui pensaient mener