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Les États rangés sous le sceptre de la maison d’Autriche ressemblent aux échelons d’une armée en marche qui, après avoir fait tête du côté de l’Orient, serait partie pour la domination de l’Occident et aurait pris racine sur place. Déjà les têtes de colonnes étaient postées sur le massif des Alpes ou dans le quadrilatère de Bohême ; le corps d’armée, appuyé sur les régimens croates et sur la cavalerie hongroise, traînant dans ses bagages un morceau de Pologne, prenait l’Allemagne en queue et en flanc. À dix siècles de distance, la plupart de ces peuples occupaient encore leur terrain d’invasion et restaient dans l’ordre où ils s’étaient précipités sur l’Europe. Leur mouvement vers l’Ouest était si prononcé, qu’ils avaient négligé les deux grandes voies naturelles d’une civilisation mieux assise, le bas Danube et l’Adriatique. On sait à la suite de quelles luttes mémorables, dont la crise de 1866 n’est que le dernier épisode, l’« Empire de l’Est », arrêté dans sa marche, dut refluer vers l’Orient. C’est alors qu’il accomplit ce changement de front qui restera un des faits les plus curieux de l’histoire ; non qu’il subisse autant qu’on l’a dit le fatal attrait de Byzance : il se contente d’occuper fortement ces deux grandes routes trop longtemps négligées, l’Adriatique et le Danube ; et c’est assez pour mettre à l’avant-garde ces mêmes nationalités qui suivaient en soutien la tête allemande de l’Empire. Une pareille évolution ne se fait pas sans encombre. Les nations qui, brusquement, passaient du second rang au premier, jalouses de justifier cet honneur inattendu, fouillèrent à la hâte dans leurs archives et en exhumèrent tous leurs vieux parchemins. Les plus heureux ou les plus habiles furent les Hongrois, peuple cavalier, politique, audacieux, conquérant, à la fois fier et discipliné, le dernier venu en Europe ; il n’a dans l’histoire que quelques pages, mais les plus éclatantes, et quelques héros, mais les plus purs ; fidèle à la solidarité militaire qui l’a maintenu intact parmi les populations hostiles ou mal soumises, peu enraciné sur une plaine immense où les villages ressemblent à des campemens de nomades, il a échappé, par cette mobilité même, à l’abaissement de la domination turques et il a refait ses cadres rompus, comme un corps de cavalerie se disperse et se reforme instantanément. Mais il est plus facile à une cavalerie de conquérir les peuples que de les transformer à fond : dans leur mouvement de conversion, les Hongrois poussent devant eux plusieurs petits peuples, qui, à leur tour, refusent de marcher confondus avec le bagage.

Parmi les autres nations qui composent cette monarchie, la nation tchèque est la plus éveillée, mais aussi l’une des plus