Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/773

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fastueux décor qui masquait la nation française s’écroule, et l’on aperçoit un corps de peuple achevé, compact, indivisible, recevant et transmettant les émotions avec une rapidité foudroyante ; des membres amaigris, mais sains et pleins de ressources cachées ; une tête énorme qui emporte le reste ; une âme ardente, mobile, capable de sursauts terribles, comme si les âmes des cinq ou six races qui la composent se débattaient encore en elle ; un cœur chaud, aisément détaché de lui-même, s’éprenant d’une idée ou d’un homme, aussi prompt au découragement qu’à l’espérance ; une intelligence limpide et claire, momentanément gâtée par l’esprit de système, mais possédant le sens de l’universel et ramassant dans une formule éclatante les principes essentiels auxquels le monde revient après les avoir maudits. De l’autre côté du détroit, une métamorphose aussi profonde s’accomplit, mais dans un sens différent : le gouvernement habile et corrompu des hommes d’Etat sceptiques, le vernis mal appliqué d’élégance française, l’athéisme de bon ton, s’effacent, et l’on voit surgir le véritable Anglais, bien nourri, actif, débordant de sève, appuyé sur un fond solide d’esprit puritain ; trois nations incomplètement fondues, mais dominées, entraînées par les qualités vigoureuses de la plus forte ; un esprit insulaire qui fait de l’isolement la règle de la politique aussi bien que de la morale et transforme chaque individu, comme la nation tout entière, en une citadelle armée contre les influences du dehors ; dans cette étroite enceinte, l’énergie cultivée, resserrée, rejaillissant plus forte, comme un liquide comprimé se fraie un passage au dehors ; l’amour de la liberté instruit à respecter celle du voisin ; une âme repliée sur elle-même, soutenue par l’orgueil et le sentiment du devoir, fortement attachée à ses souvenirs, à ses traditions et à ses droits ; un esprit tourné vers les applications pratiques, plus plein de faits que d’idées ; en somme, un peuple admirablement doué pour l’action et marchant d’un pas tranquille et sûr dans la voie des progrès politiques, où les Français s’élancent par bonds prodigieux suivis de chutes profondes.

Tels furent les premiers modèles proposés à l’imitation des peuples, pendant un conflit de vingt ans ; et, comme aucune péripétie ne devait manquer à ce drame épique, à la même époque, la raison d’Etat, incarnée dans un génie puissant et chimérique, exploitant à son profit le caractère universel de la Révolution française, essayait de domestiquer le sentiment national et de repétrir l’Europe par le plus singulier mélange d’idées nouvelles et de conceptions surannées. Tandis que l’ancienne politique méconnaissait les peuples, Napoléon distinguait très bien leurs