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(Electre, par exemple) de Sophocle lui-même. Les âmes, ou quelques âmes (Antigone, Hémon) y sont plus douces ; elle y sont libres aussi, et voilà par où encore Antigone diffère essentiellement d’Œdipe-Roi. Œdipe représente la souveraineté du Destin ; Antigone, au contraire, l’avènement, l’aube non seulement de la compassion et de la tendresse, mais de la liberté, et d’une liberté dès son aurore aussi parfaite, aussi radieuse, que depuis elle le fut jamais. « Là, peut-on dire, en empruntant à M. Brunetière une de ces distinctions qu’il excelle à établir, là les héros formés pour ainsi dire et comme façonnés par les circonstances extérieures, soumis à la pression du « milieu » ou du « moment, » obéissent toujours à quelque fatalité, dont même il leur arrive parfois de n’être que le symbole, et sont agis, « selon un barbarisme énergique, bien plutôt qu’ils n’agissent. » — Ici au contraire, « bien loin d’accepter la loi des circonstances, ce sont les personnages qui la leur font jusqu’à en mourir, s’il le faut, plutôt que de ne pas la leur faire, et qui les accommodent aux exigences de leur volonté. Chez Corneille lui-même, auquel M. Brunetière appliquait naguère ces dernières paroles, chez Corneille, le grand poète du libre arbitre, on ne trouve pas un héros, une héroïne plus inviolablement libre qu’Antigone : libre avec plus de force, mais surtout avec autant de douceur que la vierge thé-haine, frêle mais intrépide avocate de la conscience et du devoir, roseau pensant, roseau aimant aussi, que l’univers antique s’arme pour écraser et dont eu l’écrasant seulement il triomphe.

Oui, l’une des premières parmi les grandes figures tragiques, Antigone a été libre de cette liberté transcendantale qu’il y a plus de cent ans un grand penseur a conçue. « Devoir, s’écriait Kant en un passage fameux, devoir ! nom sublime et grand, qui ne renfermes rien en toi d’agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission ; qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille dans l’âme une aversion naturelle et épouvante pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi qui trouve d’elle-même accès dans l’âme et qui gagne elle-même, malgré nous, la vénération (sinon toujours l’obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchans, quoiqu’ils agissent contre elle en secret, quelle origine est digne de toi et où trouve-t-on la racine de ta noble tige[1] ? » — Ce commandement secret et invincible, cet impératif que le philosophe a cru trouver, l’a-t-il donc retrouvé seulement ? Puisque aujourd’hui nous nous sommes plu à chercher des pressentimens, à surprendre des lueurs dans Antigone, on nous excusera peut-être si de la noble tige, comme dit Kant, il nous a semblé voirie germe déjà fleurir, il y a deux mille années, sous l’azur de la Grèce et dans l’âme ingénue d’une enfant.

  1. Kant, Critique de la raison pratique, trad. Picavet.