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ne saurions trop admirer, bien qu’il soit trop tard pour les imiter, la largeur de conceptions, la clairvoyance et l’énergie dans l’action, qu’ont déployées ses hommes d’Etat. Il est certain que, grâce à leur habileté et à l’unité de leurs vues, elle a, dès à présent, conquis en Afrique, en Océanie, et probablement aussi en Asie, une prépondérance qui ne peut plus guère lui être contestée. Elle a même su, seule entre toutes les puissances européennes, par la récente mise en valeur du Canada et par la conservation d’une partie de ses autres possessions du Nouveau Monde, se garder dans l’Amérique émancipée un domaine colonial considérable.

Aussi se considère-t-elle déjà, non sans quelque apparence de raison, comme l’arbitre non pas de. l’Europe, mais du monde entier, et elle paraît s’attribuer un droit de suzeraineté sur toutes les mers et toutes les terres du globe, à la réserve peut-être des territoires très solidement occupés, d’une façon directe, par d’autres nations européennes, et encore à la condition de restreindre en toute occasion ceux-ci à leur plus stricte expression. Les derniers événemens du Siam auraient suffi à le montrer, si cela n’avait été surabondamment prouvé par une foule de faits antérieurs.

C’est en Afghanistan et au Siam que se joue en ce moment l’avant-dernier acte de ce drame politique, déjà fort avancé vers son dénouement, et qui peut-être réduira toutes les nations du siècle prochain à un état subalterne vis-à-vis de la Grande-Bretagne, ou bien qui au contraire aboutira au partage de l’univers entre plusieurs puissances de rang égal, pouvant faire valoir leur volonté avec une autorité à peu près équivalente dans l’arbitrage universel des peuples, système dont la mise en vigueur n’est plus, en somme, qu’une question de temps.

C’est peut-être l’empire du monde au XXe siècle, et, dans tous les cas, c’est probablement la préséance dans le rang relatif que prendront, après la cessation de la période des guerres, les nations civilisées, qui sont disputés aujourd’hui sur le Pamir. Peut-être ces questions si graves dépendront-elles de ce partage de montagnes et de rochers presque inaccessibles qui se poursuit actuellement, loin de nos yeux et loin de notre attention, sur ce plateau glacé et naguère inconnu. Aussi ce pays mérite-t-il d’attirer un instant les regards des Occidentaux même les plus indifférens aux questions purement géographiques, et c’est à ce titre que nous venons d’en parler avec quelques détails.


EDOUARD BLANC.