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ces salaires ne sont plus pour eux la rémunération réelle de leur travail, c’est seulement le coût d’entretien de leurs forces, de leur Arbeitskraft, comme dirait Marx. De même qu’il faut fournir chaque jour à la machine et à ses rouages le charbon, l’huile, la graisse et les autres consommations qui sont nécessaires à son fonctionnement et à son maintien en bon état ; de même il faut assurer la subsistance quotidienne de l’ouvrier et le renouvellement incessant de ses forces. Les salaires sont donc maintenus sous le régime coopératif, non comme rémunération du travail à proprement parler, mais comme frais d’entretien indispensable du travailleur et de sa famille. Quant à la rémunération réelle, c’est le profit final.

Toute cette théorie est très simple et très claire : on serait tenté de dire d’une simplicité enfantine ; elle repose surtout sur ce postulat que les bénéfices éclosent naturellement, en quelque sorte mécaniquement, de l’emploi d’une certaine somme de capital. La mise en œuvre de la société de production serait aussi, à ce compte, des plus aisées ; un certain nombre d’ouvriers laborieux et économes s’entendent ; ils mettent en commun un capital déterminé, en général faible, il est vrai ; ils débutent modestement ; ils se nomment à eux-mêmes un ou plusieurs gérans ou employés ; leur première mise exiguë s’accroît par les profits qu’ils réalisent ; ils inspirent confiance et empruntent le capital nécessaire pour s’étendre ; tout va bien ainsi ; le développement de l’entreprise serait eu quelque sorte automatique. Il en serait ainsi, du moins, pour les affaires qui n’exigent à leur début qu’un capital d’une importance restreinte. Quant à la grande production concentrée, il serait plus difficile de la constituer coopérativement. Si la conception qui vient d’être exposée, cependant, était universellement reconnue exacte, on ne voit pas pourquoi les capitalistes ne prêteraient pas de grosses sommes à des groupes d’ouvriers, de même qu’aujourd’hui ils en prêtent à tel ingénieur ou directeur, considéré comme très capable et qui personnellement ne possède rien ou peu de chose.

Ceux qui se sont rendu compte de la source vraie des bénéfices industriels s’aperçoivent immédiatement de l’inanité de toute cette conception. Les bénéfices, surtout les bénéfices importans, résultent de la capacité tout exceptionnelle de l’entrepreneur. Il n’est sans doute pas impossible qu’un groupe d’ouvriers coopérateurs réussisse à constituer une organisation qui soit très habilement conduite et qui réalise des bénéfices notables, de même que ce bonheur échoit parfois à des groupes d’actionnaires. Mais ce n’est pas en tant que coopérateurs qu’ils obtiendront ce résultat, et ce n’est pas la coopération qui en sera la cause, c’est en tant