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précaire dans son existence internationale, alors même qu’il n’est pas contesté dans son principe ; si cette existence est sans cesse remise à la fortune des batailles ; si des frontières mobiles et incertaines sont un danger continuel, en même temps qu’une amorce offerte aux rêves des ambitieux ; si la politique extérieure, à laquelle on voulait donner une certaine précision, demeure livrée à toutes les conjectures, puisque la plupart de ces créations ambiguës pouvaient s’étendre ou se restreindre selon l’occasion. Non, en vérité, le drame n’est pas aussi simple que l’imaginait Napoléon ; il ne suffit pas de mettre aux prises la politique et le sentiment, l’intérêt public et l’intérêt privé : il faut encore choisir entre plusieurs politiques, distinguer le possible et l’impossible ; et, sans doute, ce n’est pas facile, puisque le génie de Napoléon s’y brisera.

Mais cette incertitude même qui préside aux destinées des États fait une partie de leur grandeur. C’est justement parce que ces grands édifices, élevés par la volonté humaine, ne subsistent que par une tension perpétuelle de cette volonté ; c’est parce que, construits dans la pleine maturité des peuples, ils leur ont imposé une mâle et salutaire discipline, qu’ils ont droit à notre respect et à notre amour.

Bientôt, du reste, on va leur trouver un fondement plus solide que le simple calcul des forces et des intérêts : à savoir le vœu de ces peuples, dont la conscience s’éveille peu à peu et que l’on cessera de considérer comme des quantités négligeables ou comme de simples matériaux. L’intérêt politique continuera de gouverner le monde, mais il devra compter avec des forces autrement puissantes que les intrigues de cour. Le but sera toujours de conserver et de croître ; mais le secret de cette croissance ne sera plus un dogme enfermé dans le sanctuaire et proposé de loin à la vénération des fidèles. Dès lors, le jeu savant de l’équilibre européen sera profondément troublé.

C’est une nouvelle ère qui s’ouvre, et c’est la nôtre.