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grande, et ils disposent de leurs armées ou de leurs trésors, des provinces et des peuples, avec le sans-gêne d’un propriétaire qui use de son bien. C’est ainsi qu’une même cour a pu gouverner sans trop d’efforts les provinces les plus éloignées. Quand il s’agit de toucher des revenus, on peut avoir des fermes ou des usines un peu partout. Telle grande puissance ressemblait à une maison de banque : elle avait pour chacune de ses possessions un compte par Doit et Avoir et faisait ensuite le bilan de sa situation en Europe.

Seulement il y a les bons placemens et les mauvais, les affaires solides et les spéculations stériles. Chez nous par exemple, depuis Henri IV jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, les princes administrent en bons pères de famille. Ils ne perdent pas de vue le réel et travaillent de leur mieux à l’accroissement du patrimoine héréditaire par des opérations fondées sur la nature des choses. Au XVIIIe siècle au contraire, et dès la fin du règne de Louis XIV, il semble que la France, et avec elle la moitié de l’Europe, soient gagnées par une fièvre de spéculation et que l’on perde de vue l’intérêt des actionnaires pour se livrer à la passion du jeu. Chaque cour, petite ou grande, devient une sorte de Bourse où l’on se livre à des calculs fantastiques. Les hommes d’Etat ressemblent à des marchands qui vendraient ce qu’ils ne possèdent pas, comme cela se passe assez souvent sous le péristyle de la Bourse. Dès la fin du XVIIe siècle, le portrait que La Bruyère trace du diplomate témoigne d’une décadence réelle sur les grands négociateurs du congrès de Munster. Il serait bien injuste de considérer ce manège puéril comme l’image exacte de l’ancienne politique : il n’en est tout au plus que la grimace et la corruption. Qu’est-ce que ces mines confites, ces airs profonds, ces abandons affectés, ces fausses concessions, et toutes ces grossières finesses, pareilles aux ruses de nos paysans sur un champ de foire ? et qui peut se laisser prendre à de pareilles feintes, si ce n’est d’autres personnages aussi creux, aussi ignorans des limites que l’ambition doit se fixer à elle-même, aussi persuadés que l’Europe peut s’escamoter par un tour de gobelet ?

Cependant l’ancienne Europe a connu pire que le marchandage des Dindenaut politiques : elle a vu croître et multiplier les hommes à projets. C’est tout simple : puisqu’il n’est question que de poids et de contrepoids, chacun, du fond de son cabinet, invente un système mirifique d’alliances et d’échanges qui, de proche en proche et de poulie en poulie, doit faire jouer toute la machine. L’homme à projets se faufile, son rouleau sous le bras. Il entre dans les ministères par la porte de derrière et pénètre au château par