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opère sur des masses déjà refroidies, dures et tenaces, d’une texture serrée, capables de supporter sans gauchir l’écrasement, l’extension on le choc. De son côté, le pouvoir, instruit par l’expérience, tente moins souvent l’impossible et recherche les soudures et les rapprochemens durables. On ne frappe plus au hasard d’estoc et détaille, à la manière tics paladins. Chaque coup d’épée devient un coup de marteau : bien asséné, au point juste, il enfonce une empreinte ineffaçable ; mal appliqué, comme dans nos guerres d’Italie, l’instrument se fausse dans la main du vainqueur.

Cependant, d’un bout à l’autre de l’Europe, on entend le tapage assourdissant de ce martellement continu, scandé par les grondemens du canon. Ici, le lourd marteau-pilon de la monarchie retombe à coups redoublés sur la France et lui donne la cohésion qui lui manquait, tassant les provinces les unes sur les autres. Là, de Vienne à Madrid, un laminoir infatigable étire, allonge les territoires au point de dépasser la limite de leur élasticité, et déjà, un œil exercé peut prévoir une cassure entre les Alpes et le Pô, à la jonction de ces immenses domaines. En Espagne, la royauté reforge la vieille et sainte épée qui a vaincu l’Infidèle pour en faire un levier à soulever les deux mondes ; et si pur que soit ce fier métal, il se brisera sous l’effort. L’Angleterre, maîtrisant l’Ecosse, écrase de tout son poids et réduit en poudre la malheureuse Irlande. Trois ou quatre marteaux différens frappent à coups redoublés les principautés allemandes et empêchent cette poussière d’Etats de s’agglomérer. En Italie, on entend grincer, on voit étinceler dans un éclair rapide les limes et les tarières des petits despotes. Ces outils brillans et fragiles semblent accomplir, en quelques tours de vis, une besogne plus délicate que les pesans appareils du voisinage. Dans leur atelier restreint, ils appliquent des procédés perfectionnés ; la trempe de leur acier est plus subtile, mais il se brisera plus tôt dans leurs mains. L’Italie, méconnue, déchirée par ses enfans trop habiles, sera une sorte de champ d’expérience où les grandes puissances viendront successivement faire l’épreuve de leurs forces.

Cet âge de fer fut cependant un âge fécond. Les autres époques de l’humanité ont groupé les individus en peuplades, en cités, en églises, en seigneuries : celui-ci a fondu ensemble des fragmens de peuples. Sans cette contrainte nécessaire, ni les hommes à la vie éphémère, ni les races aux appétits primitifs, ni les villes égoïstes, ni les barons querelleurs, n’auraient rien laissé de durable. Vous, philosophes épris d’une idée ; vous, historiens épris