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régime n’ont jamais su exactement à quel point ils devaient s’arrêter. Les princes partaient de la suzeraineté féodale pour marcher à la conquête de cet empire universel dont le mirage obsédait encore les imaginations : c’est en passant et presque de mauvaise grâce qu’ils fondèrent l’Etat moderne ; leur rêve était ailleurs et tel à peu près que Napoléon devait le réaliser pour les en dégoûter à jamais. Les grands ouvriers d’autrefois allaient droit devant eux, contenus seulement par le sens du possible, mais bien décidés à épuiser les faveurs de la fortune. Ce n’est pas qu’ils fussent plus avares que nous de systèmes : ils en avaient au contraire pour toutes les causes, dont ils se servaient selon les circonstances, comme certain réaliste moderne. Leurs écrivains à gages réclamaient tantôt une province, tantôt une autre. Eux-mêmes excellaient à faire après coup la toilette de leur ambition : Richelieu disait qu’il avait voulu donner à la France les limites de l’ancienne Gaule. Il aurait trouvé des raisons encore meilleures s’il avait pu prendre et garder le Milanais. Ce sont nos savans qui, frottant leurs besicles et penchés sur les cartes, ont inventé des règles infaillibles et des limites nécessaires, à peu près comme ce professeur qui expliquait la prépondérance de la maison d’Autriche par le fait que Vienne se trouve à égale distance de la Baltique et de la Méditerranée. Il serait curieux de confronter aux enfers les héros et leurs historiens : « Que pensez-vous, diraient ceux-ci, de la géographie, de la race, et de la langue ? — Nous pensons, répondraient-ils, que « lorsqu’on acquiert « une province qui n’est pas limitrophe et qui ne parle pas la même « langue, il faut beaucoup de bonheur et une grande habileté pour « s’y maintenir[1]. » — Quoi ! vous ne distinguez pas les guerres utiles et les guerres de magnificence ? — Nous connaissons deux sortes d’entreprises : celles qui réussissent, ce sont les bonnes ; celles qui échouent, ce sont les mauvaises. « Le désir d’acquérir « est naturel aux hommes ; mais quand ils ne peuvent pas y réussir, « c’est alors qu’ils sont dignes de blâme[2]. » — Pourtant, vous autres Français, vous avez renoncé à Naples et à Milan. — Sans doute, parce qu’il suffisait « d’ouvrir les histoires pour voir combien souvent nos rois en avaient été les maîtres et avec quelle « désastreuse et rapide facilité ils les avaient toujours perdus[3]. »

On peut faire toutes les phrases qu’on voudra sur l’union des cœurs : cette union s’est faite après coup. L’Etat moderne est une résultante et les frontières ne l’ont que consacrer l’équilibre établi

  1. Machiavel, le Prince.
  2. Ibid.
  3. Saint-Simon, Mémoires, t. II, chap. XI.