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les grilles comme de harpie, les dents d’un sanglier, les yeux flamboyans comme une gueule d’enfer… » Telle est l’image agréable qu’on se faisait de ces légistes qui furent les défenseurs de l’État. Et Rabelais ajoutait : « Vous verrez ces chats fourrés seigneurs de toute l’Europe et possesseurs pacifiques de tout le bien et domaine qui est en icelle. » Nourrie d’abord dans l’ombre des prétoires et des chancelleries, la raison d’État devait porter la marque de cette origine ingrate. Elle eut le visage dur et double, réprimant la révolte sans pitié, se couvrant volontiers d’un masque : il fallait user de ruse, puisque, le plus souvent, elle marchait au rebours de l’idéal du temps. Elle devait parler chevalerie aux paladins, religion aux dévots, franchises aux communes. Qui l’aurait comprise si elle avait invoqué l’intérêt de l’État ? Quand les grands se liguaient pour le bien public, on sait ce que cela voulait dire. Le véritable intérêt public devait reprendre son bien comme un voleur. De là cette marche de biais qui rendit la politique odieuse : ses plus utiles entreprises avaient un air de guet-apens.

Même quand le dessein se dévoila et que l’État sortit de l’ombre féodale, l’ébauche était encore trop informe pour supporter la pleine lumière : il fallut dissimuler les maximes d’État et proposer seulement à l’adoration de la foule la personne du monarque. On établit ainsi ce culte, qui eut ses rites visibles et ses mystères accessibles à quelques initiés. La volonté royale ne se discute pas : on doit s’incliner devant elle. Napoléon, qui voulut restaurer ce culte en France, ne s’y trompait pas : « Sachez, dit-il un jour, que la résurrection de la monarchie est un mystère ; c’est comme l’arche ! Ceux qui y touchent peuvent être frappés de la foudre[1] ! » De la sorte, les peuples dociles se prêteront à toutes les combinaisons. Si, par hasard, ils ont le cœur rebelle, s’ils se plaisent à regarder dans leurs affaires, on les accoutumera à distinguer le domaine intérieur et le domaine extérieur. On leur abandonnera le premier ; mais le second, à savoir la paix, la guerre, la diplomatie, seront réservés au prince dans les États absolus, aux nobles dans les oligarchies. Le résultat est toujours le même : les gouvernemens peuvent jeter un gâteau de miel au Cerbère, mais c’est afin de conserver au dehors la pleine disposition de leurs forces.

De plus, cette raison d’État, si sûre de son droit, si inflexible dans son principe, est beaucoup moins sûre de son but. Le fondement de l’État est trouvé, mais non sa forme définitive. Si étrange que cela paraisse, les esprits les plus fermes de l’ancien

  1. Ségur, Mémoires, liv. XXV, chap. VII.