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par la pensée que, sur ce point, tous les cabinets se valent et qu’il s’établit, entre ; leurs méfaits, une sorte d’équilibre. Ce n’est point aller au fond des choses ni démêler suffisamment une des lois essentielles de notre espèce.

La formation d’un grand État ressemble aux œuvres de la nature. Elle en a le caractère inexorable et s’accomplit à travers les ruines particulières. Peut-on appliquer les règles de notre morale à des êtres qui dominent de si haut l’existence des individus ? Une société, petite ou grande, peut-elle faire dépendre son salut de la fantaisie de ses membres ou des entreprises de ses voisins ? Ne doit-elle pas souvent attaquer pour se défendre ? C’est principalement dans l’âge critique de la croissance qu’un jeune État doit se faire sa place au soleil et lutter à tout prix contre les influences contraires. La voracité qu’il déploie est aussi naturelle et par suite aussi légitime que l’appétit bien ouvert d’un jeune homme à l’âge de la transformation. Comment serait-il retenu par la foi des traités ? Imaginez un enfant qui s’engagerait par contrat à ne jamais dépasser le moule de son premier vêtement ! Le malentendu vient de ce que les générations, dans leur horizon borné, n’admettent point ces mues nécessaires. Les vieux États oublient qu’ils ont été jeunes et refusent aux autres le droit de croître. Lorsqu’en 1755 Frédéric II rompit brusquement avec le roi de France, ou jeta les liants cris à Versailles. Cependant, le duc de Broglie dit avec raison : « Les rapports de la France et de la Prusse dans cet instant décisif m’ont toujours paru ressembler à ce que deviennent aisément les relations d’un tuteur et d’un pupille quand, l’un ayant vieilli et l’autre ayant grandi, le mineur redemande ses comptes et sa liberté[1]. »

Au lieu de gémir sur les abus de la force, acceptons virilement des nécessités sans lesquelles nous n’aurions même pas l’avantage de causer politique, derrière les frontières conquises par nos pères ; et tout d’abord, distinguons les différentes périodes de ce lent éveil de la conscience des peuples.

Les États, comme des êtres vivans, naissent, grandissent et meurent, ou se renouvellent. La raison leur vient tard : elle est, comme pour chaque bomme, le fruit souvent amer de l’expérience. Pendant leur longue enfance, le langage de la politique ressemble à un bégaiement informe, mêlé de croyances absurdes, entrecoupé d’accès de colère aveugle ou de convoitise effrénée. Mais tandis que l’enfance de l’homme est instruite, protégée, formée par les générations précédentes, rien ne protège l’enfance

  1. Duc de Broglie, le Secret du Roi, I, p. 123.