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les grandes affaires. Cela ne s’apprend point dans les dossiers.

Une circonstance rendait l’ancienne politique particulièrement savoureuse : c’est l’intervention des femmes. Elles y trempaient constamment leurs jolis doigts, et, du bout de leur éventail, en bannissaient l’ennui. Aujourd’hui, le seul mot de politique fait bailler nos contemporaines et non sans raison : nous en avons fait quelque chose d’abstrait, d’indigeste, qui sent son cuistre d’une lieue. Aussi faut-il une véritable abnégation pour écrire ou parler sur les matières politiques : on renonce à se faire entendre de la plus belle moitié du genre humain. Mais quand l’Europe était un salon, quand l’habileté politique se confondait souvent avec l’esprit d’intrigue et s’en servait toujours, les femmes étaient dans leur élément. Sans doute, elles n’apercevaient pas le centre de gravité de ces vastes machines, ni ces calculs de force et de résistance qui assimilent le savoir-faire du politique à l’art de l’ingénieur. On rougissait de céder à leur influence : « Torcy, dit Voltaire, pensait qu’il n’était pas honorable à son maître que deux femmes lui eussent fait changer une résolution prise dans son conseil. » Il la changeait néanmoins. Hors du conseil, il restait aux femmes les faiblesses des hommes : il n’en fallait pas davantage pour imposer silence aux graves conseillers. Les intérêts des peuples, avant d’affronter la fumée des champs de bataille, se débattaient dans un nuage de poudre à la maréchale.

Cette influence n’était pas toujours très morale. On se souvient de l’étrange procédé employé par Louis XIV pour retenir le roi d’Angleterre dans son alliance : son meilleur instrument venait de lui manquer par la mort de Madame, sœur de Charles II. Mais il y avait, dans la suite de la malheureuse princesse, une petite Bretonne, Louise de Kéroualle, fort innocente et fort jolie, à laquelle on raccrocha le grand dessein. Dès lors, le roi de France, son ministre Lionne, et son ambassadeur à Londres, aidés de plusieurs personnes estimables, conspirèrent pour donner cette maîtresse à Charles II. Louise de Kéroualle était honnête : il fallut entreprendre un siège en règle. Les dépêches de notre ambassadeur, annotées de la main même de Louis XIV, donnent, jour par jour, le procès-verbal de l’attaque et de la défense. On dut employer la ruse : une grande dame anglaise se chargea de faire capituler la place. Elle se rendit enfin, la France respira, et la face de l’Europe fut changée. L’histoire est remplie de traits semblables, qui n’ont pas toujours pour excuse la raison d’État.

Reconnaissons cependant qu’à tout prendre la politique ainsi pratiquée sous les yeux des femmes avait quelque chose de