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parfaitement secrets et tout à fait rapides… et de plus, par les deux mers, d’avoir du commerce et une marine ». Aujourd’hui, pour énumérer les ressources des puissances, à la veille d’un événement qui devait peser sur toute notre histoire, on ne se contenterait pas à moins d’un gros volume, hérissé de chiffres et de statistiques. Alors, on voyait juste et net, un peu superficiellement, avec le coup d’œil du joueur qui saisit le temps et l’occasion. On causait la politique extérieure et on la faisait en causant, au lieu de disserter sans agir. Grâce aux échos de salons, grâce aux étroites relations qui faisaient de l’aristocratie de l’Europe une seule et même classe, on échangeait des informations pour le plaisir, et le commérage s’étendait aux affaires politiques. « Thiard, dit le général de Ségur, était d’un esprit vif et entreprenant. Il avait de ce sang aristocratique que ne trouble ni la présence, ni les interpellations des hommes les plus imposans. Rien ne le gênait, se sentant de cette souche d’où sortaient alors les grands de tous pays, auxquels les affaires d’Etat sont familières. »

J’ai connu moi-même un de ces survivans d’un autre âge, un gentilhomme d’une information universelle : il n’en tirait d’autre profit que de suivre avec une curiosité passionnée les affaires dont sa naissance et ses opinions le tenaient éloigné. Il eut, jusqu’à la fin de sa vie, la correspondance la plus suivie, la plus minutieuse avec les hommes de marque de toute l’Europe. Dans une retraite profonde, au fond d’un village, il était mieux instruit de la marche du monde qu’un ministre dans son cabinet, par l’habitude qu’il avait de discerner les vrais ressorts, c’est-à-dire le jeu des passions humaines, que les livres verts, jaunes ou bleus, publiés par les gouvernemens, s’efforcent de cacher aux yeux du public. Il connaissait par le menu les habitudes des princes, leur généalogie, leurs antécédens, leur caractère, et jusqu’aux infirmités secrètes des hommes d’Etat morts ou vivans. Egalement à son aise dans l’histoire et dans la politique, il mettait le présent à la perspective du passé, et sortait de la salle à manger de Charles-Quint pour pénétrer dans les appartemens privés de M. de Bismarck. Je n’oublierai jamais cet art d’effleurer les plus hautes questions, ces peintures rapides, cette familiarité respectueuse envers les grandes figures historiques de tous les temps, qu’il semblait avoir fréquentées personnellement. On était flatté d’être introduit en si bonne compagnie, presque de plain-pied avec elle ; un peu embarrassé seulement de l’honneur qu’il vous faisait en vous supposant aussi bien informé que lui, tandis qu’on aurait eu grand besoin de se rafraîchir la mémoire. On avait, en l’écoutant, l’intuition de la manière dont se traitaient jadis