Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/489

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont tracé de grandes avenues uniformes qui donnent une fausse impression de stabilité. Presque partout, à Madrid, à Rome, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm et même à Londres, le désordre puissant des instincts nationaux disparaît derrière les charmilles d’un jardin à la française dont les savantes perspectives font illusion : décor sans profondeur, derrière lequel persiste la rudesse et quelquefois la brutalité des mœurs. Si l’on s’écarte un peu à droite et à gauche, on risque de tomber dans une fondrière ou de s’égarer dans les broussailles. Au XVIIe siècle, à l’époque de la diplomatie classique, les plénipotentiaires du congrès de Munster voyagent à cheval par les chemins défoncés, avec leur sagesse en croupe, et manquent à chaque instant d’embourber leur monture, eux-mêmes, et la paix du monde. En plein XVIIIe siècle, les routes ne sont pas sûres, même pour les diplomates. Les dépêches interceptées, les rapts d’ambassadeurs sont fréquens. Un négociateur risquait souvent son bagage et quelquefois sa peau. En 1702, le roi de Pologne qui « a toujours donné au roi de France des marques d’affection particulière », fait enlever et dépouiller deux envoyés français, par cette seule raison qu’il les suppose porteurs d’instructions contraires à ses intérêts. Chaque petit souverain qui veut faire figure en Europe débarbouille à la hâte la barbarie héréditaire, l’affuble d’une perruque et fait couper la barbe à ses fidèles sujets. Mais la barbe nationale repousse, et, sous l’habit à la française, le brigand féodal reparaît.

Il n’était cependant pas indifférent que le décor fut partout semblable. Une culture uniforme imitée de Versailles et dont la langue française était l’instrument naturel, faisait de l’Europe monarchique une seule et unique scène où se débattaient des intérêts contradictoires. Elle permettait d’embrasser aisément ce vaste champ d’action et le ramenait à des proportions classiques, en laissant dans l’ombre la figure encore incertaine des peuples, pour éclairer seulement, dans l’encadrement majestueux des portiques, les personnages de premier plan. De la sorte, la mêlée des intérêts, si âpre qu’elle fut, se déroulait sur une scène restreinte, comme une tragédie soumise à la règle des trois unités. C’est dans ce sens qu’on a pu dire qu’il y avait « une Europe », comme on dit qu’il y a un Théâtre français. Non que les personnages fussent d’accord entre eux : les rivalités, les passions, le meurtre même, formaient, comme toujours, le fond du drame. Mais héros et confidens parlaient la même langue, obéissaient aux mêmes mobiles, faisaient les mêmes gestes et respiraient le même air.