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pierre mal dégrossie, sans inscription. Cette absence d’ornemens, cette monotonie et cette nudité anonyme des sépultures musulmanes a quelque chose de frappant. Dans nos cimetières chrétiens, la forme des monumens funéraires est un rappel à l’individualité des disparus. Ces inscriptions remémorent les noms et les vies. Les lierres, les saules éplorés, les fleurs symbolisent la douleur et le souvenir des vivans. Toute cette végétation luxuriante, qui pleure autour des sépulcres dont elle se nourrit, assiège l’imagination d’un cortège d’idées attendrissantes et sinistres. Ici, c’est l’égalité absolue dans la mort, c’est l’effacement de la personne humaine dans l’immensité du désert dévorant. Non que les Arabes n’aient le culte de leurs morts. Dans la nuit du jeudi au vendredi, des hommes et des femmes veillent la nuit entière sur ces tombes. Mais leur pensée ne se tourmente ni sur le passé ni sur l’avenir : fidèle à certaines idées générales qu’elle se garde de creuser, elle vit tout entière dans la sensation intense du présent ; le reste est un conte, une fantasia. Par la même raison que Moïse, Mahomet d’ailleurs a défendu toutes les représentations d’êtres vivans qui eussent été des prétextes à l’idolâtrie. Le corps rendu à la terre et une pierre dessus, c’est tout ce qu’il a permis. Ainsi la sépulture de ces peuples du désert réalise à la lettre le mot biblique : « Né de la poussière, tu redeviendras poussière, » Mais cette mort n’a rien de funèbre. La lumière d’Orient révèle ici sa magie idéalisatrice. Le terrain aride prend des teintes chaudes et cuivrées. Ces blancheurs de tombes, ces linceuls épars, ces formes allongées dans la rousseur brûlante du désert ont je ne sais quoi d’angélique qui ressemble à une paix suprême, à une virginité retrouvée dans la mort, à une pâleur de résurrection au jugement dernier.

Mon âne paraît chez lui en ce désert, tant il chemine allègrement sur le sable. De lui-même il s’arrête devant la superbe mosquée d’El-Barkouk. Ce mausolée, bâti en quadrilatère, avec ses deux minarets à trois étages aux encorbellemens gracieux, avec ses coupoles terminées en pointe, légèrement étranglées par la base, est un parfait modèle d’architecture sarrasine. Il tombe en ruine ; les murs se lézardent ; les minarets se découronnent ; mais ce délabrement ajoute à sa beauté. Un gardien malade en caftan noir m’attache en gémissant les pantoufles de peau sans lesquelles on ne pénètre dans aucun sanctuaire musulman. Une femme misérable m’examine avec défiance, de sa figure de mendiante résignée. Un garçon aux yeux chassieux, pauvre petit singe humain, tend sa main au bakchich. Autrefois ces mosquées avaient de riches dotations et nourrissaient des familles entières de cheiks : aujourd’hui elles sont abandonnées à des malheu-