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lave sont recouvertes de neige et paraissent des glaciers. Du fond des noirs abîmes sortent des fumerolles blanches qui s’argentent au soleil, pareilles à des chevelures flottantes, et finissent par se confondre avec la traînée aérienne des nuages bouillonnans, — couronne de Bacchante qu’arrache le vent du large. Elle est attirante et fantastique, sombre et lumineuse, souriante et menaçante à la fois, cette Sicile lointaine, vue en passant du navire qui vole. Image concentrée de la terre féconde et redoutable dans son élan de feu et son prodigieux enfantement, mère de l’idylle et protectrice des amours faciles, hantée d’Aphrodite et des Muses, mais chère aussi aux déesses souterraines Dèmètèr et Perséphone. Ses plages ont vu naître Théocrite et mourir le grand Eschyle exilé. Enfin ce fut la patrie du mystérieux Empédocle, poète, philosophe, ingénieur et physicien, qui régna sur Agrigente et que la légende a précipité dans l’Etna, peut-être parce qu’il était trop grand pour l’histoire. C’est l’île des Titans et de la nature titanesque, où l’Etna se soulève en cratères de feu, où la terre et le ciel se rencontrent dans un formidable baiser.

Tourné vers cette terre grecque qui m’est chère et que je voudrais toucher, j’ai tant pensé à l’antique Sicile, et le bateau a si bien filé ses nœuds qu’à peine ai-je vu le ravissant détroit de Messine, le joli cap Faro avec ses maisons claires et son fortin, à peine aussi la côte d’Italie. Une barque à voile avec un seul passager, venant de Reggio, heurte presque notre paquebot et se balance comme une mouette dans son sillage.

La pointe de la botte italienne est montagneuse et rude. Pourtant, devant sa rivale, elle se festonne avec coquetterie. Ses gorges et ses ravines jettent leurs villes comme des cailloux blancs jusqu’au bord des flots. Toutes ont l’air de vouloir tremper leurs pieds dans cette belle mer amie et familière, pour y chercher la vie, la lumière et la joie, et de regarder curieusement, non sans envie, l’opulente, la fière Sicile, et Messine couchée comme une grande dame indolente entre ses forêts d’orangers. Nous longeons à la dérive l’autre côté du triangle. Quatre ou cinq caps se perdent en fines dentelures, comme des écharpes transparentes, dans la brume dorée du soir. Car déjà elle fuit, la Sicile. Disparues ses villes ensevelies sous leurs végétations luxuriantes. Maintenant l’Etna seul dessine son vaste triangle sur l’horizon avec la grande ligne qui monte de Catane à la pointe du cône. Comme un aigle violet sombre, un nuage se balance sur son sommet. La fumée du volcan forme maintenant un grand panache horizontal qui se prolonge indéfiniment dans la lumière orangée du couchant. Adieu la Grèce et l’Europe !

Allons de la poupe à la proue et tournons-nous vers le levant.