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il se redresse. Il se souvient de tout ce qu’il a donné ; son cœur, son esprit, sa raison, sa volonté, son orgueil, le meilleur de son sang, il a tout sacrifié. La femme au front d’airain nie impudemment sa dette ; la liane déclare à l’arbre qu’elle n’a rien reçu, que c’est elle qui le fait vivre.

Le jour du règlement des comptes est venu, et dès lors l’amour se change en haine, mais la haine n’est pas l’indifférence, elle ne tue pas l’amour, on continue d’aimer en haïssant, et c’est le plus affreux des supplices. On avait jadis, à l’heure des illusions, goûté des joies ineffables, dont l’âme et les sens se souviennent ; que ne peut-on les recouvrer ! La vie est si peu de chose sans elles ! — N’y a-t-il donc qu’une femme dans le monde ? dira un philosophe. Aimez ailleurs. — Hélas ! certains hommes sont condamnés par la nature à l’éternelle monogamie du cœur ; ils ne peuvent aimer qu’une fois, et il n’y aura jamais pour eux qu’une femme, celle qui fait des plaies à l’âme, celle qui leur a ouvert tour à tour les portes du ciel et les portes de l’enfer. Il n’y a pas de fierté qui tienne, on retourne à sa madone et, fût-elle une infâme, on adore son infamie.

« Cette femme n’est plus à moi, s’écrie douloureusement le peintre Gustave dans la première scène des Créanciers. — À quoi te servait-elle ? lui demande son ami. — Elle était pour moi ce que fut dans ma jeunesse le Dieu de là-haut, aussi longtemps que j’ai pu croire en lui : elle me servait à satisfaire mon besoin d’adoration. — Enterre-le, et fais croître autre chose sur ce tombeau, un sain mépris par exemple. — Je ne peux vivre sans adorer. — Esclave ! — Je ne peux vivre sans adorer une femme. — Au diable ! réplique l’ami. Retourne plutôt à ton Bieu d’autrefois ! » Mais on ne renoue pas si facilement avec un Dieu auquel on a cessé de croire. Que faire ? Se tuer ? Non, ce serait procurer un trop grand plaisir à la femme aimée et haïe, qui peut-être souhaite secrètement votre mort. D’ailleurs la vie nous retient à elle par un charme inexplicable. Il y a dans les jardins et dans les prairies des fleurs qui sentent bon, et le ciel est plein d’étoiles douces à contempler. Et puis on a dans la tête des sujets de pièces, de romans. Que deviendrait la littérature si on l’abandonnait aux femmes ! Encore un coup, quel parti prendre ? — Esclave, tâche de rattraper tes illusions perdues, ou, pour mieux dire, retourne à ton vomissement, et, quand tu seras las de t’avilir, que tu n’auras plus la force de dévorer tes dégoûts et que ton cœur souillé aura une odeur de mort, emploie ta plume à délivrer ton âme et à te venger.

C’est ce que fait Axel, le héros de la Confession d’un fou, dramaturge et romancier de grand mérite, qui, comme M. Strindberg, était bibliothécaire à Stockholm. La charmante femme qui devait le rendre le plus heureux et le plus malheureux des hommes avait épousé un baron suédois, officier dans la garde royale. Elle lui a donné une fille, et cette