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hautain mépris pour la morale du paysan libre, électeur et député ; mais il lui en faut une, et il la cherche, sans être bien sûr de la trouver jamais. Tel Napolitain s’en consolerait facilement. Le Scandinave a été pétri d’un autre limon, et les sapins donnent d’autres conseils que les orangers. M. Strindberg devrait se faire violence pour se laisser vivre au jour le jour, sans penser à rien.

L’héroïne de son dernier roman, intitulé la Confession d’un fou, est une baronne finlandaise, femme de conduite légère, aux grâces serpentines, aussi dangereuse que charmante. Un ingénieur, homme très moderne, qu’elle a rencontré sur le pont d’un bateau à vapeur, s’est appliqué à lui démontrer que le péché n’est qu’une fiction théologique, qu’une jolie femme peut tout se permettre, que ses fautes ne lui sont point imputables, que les intéressés doivent s’en prendre aux circonstances, à la fatalité. Cette doctrine accommodante produit sur le cœur de la baronne une vive impression, dont elle s’empresse, par un caprice étrange, de faire part à son mari. — « Fort bien, mon enfant, lui répond-il ; toutefois il est bon de considérer que toutes nos actions ont des suites. En supprimant le Dieu personnel, nous avons supprimé le péché ; mais nous demeurons toujours responsables envers ceux à qui nous avons fait tort. D’ailleurs, s’il n’y a plus de péchés, aussi longtemps que la loi subsistera, certaines actions seront des crimes, et en ce qui me concerne, malheur à qui m’offense ! Je rendrai coup pour coup. » Après avoir gardé quelques instans le silence : — « Il n’y a que les méchans qui se vengent, répliqua la baronne. — À la bonne heure, mais il faut compter avec les méchans, et on n’est jamais sûr de ne pas avoir affaire à un être fort, qui ne se laisse pas braver impunément. — Vous savez bien, dit-elle encore, que c’est le destin qui gouverne nos pensées et nos actes. — Assurément, et c’est aussi le destin qui met le poignard dans la main d’un homme résolu à venger son injure. »

Ce mari raisonne à merveille, mais dans la pratique il se montre inconséquent. Lorsqu’il croit s’apercevoir que sa femme le trompe, il ne tente pas de la poignarder, mais il l’écrase sous son mépris, il lui reproche sa perversité, il lui déclare qu’elle manque absolument de sens moral, qu’elle n’a ni foi ni loi. À la vérité, ne croyant plus au péché, il ne la traite pas de pécheresse, mais il la considère comme une vile et odieuse criminelle. En a-t-il vraiment le droit ? Sans doute l’adultère est condamné par les lois ; mais, comme M. Strindberg, ce mari, qui lui ressemble beaucoup, estime que, si la loi divine est une chimère, les lois humaines ne sont que de vaines conventions. Sa femme pourrait lui répondre : « Vous m’avez dit cent fois qu’elles sont faites par cette majorité compacte qui, se composant d’imbéciles, a toujours tort, par ces carpes qui ne connaissent que l’eau croupissante de leur étang et n’ont jamais nagé dans les eaux libres