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commodent difficilement les esprits libres. Ils se voient condamnés, pour parler comme Ibsen, à mener la même existence que les carpes de l’étang : « Elles vivent à deux pas du fiord où vont et viennent des milliers de poissons de mer, et elles ne s’en doutent pas dans leur eau douce. » — « Ah ! la pleine mer ! s’écriait Ellida : que n’y peut-on voguer librement ! que n’y peut-on vivre toujours jusqu’à en faire partie ! » — Croirons-nous comme elle que l’homme a fait fausse route en devenant un animal terrestre au lieu de devenir un animal marin, que la mélancolie de l’humanité vient de là ? Le fait est qu’il est dur pour des disciples de Darwin et de Haeckel de recevoir la loi d’un rustre qui ne reconnaît pas d’autre sagesse que celle qu’enseigne une église d’État. Heureux, mille fois heureux les libres penseurs français du XVIIIe siècle ! Les paysans ne les tenaient pas en tutelle, et ils pouvaient compter sur les complaisances secrètes ou avouées d’une aristocratie amoureuse de nouveautés, qui ne demandait pas mieux que d’apprendre le chemin de la mer, dût-elle y périr corps et biens.

Quelques raisons que puisse avoir M. Strindberg de se plaindre du destin et des hommes, il avoue sans détour qu’il tient à la vie, que son intention est d’habiter le plus longtemps possible ce triste monde. Il reproche au sot vulgaire de confondre le pessimisme avec l’hypocondrie. Les vrais pessimistes, nous dit-il dans ses momens de belle humeur, s’arrangent pour voir les choses par leur côté gai et consolant. S’étant convaincus que le grand tout n’est qu’un grand rien, ils ne s’émeuvent que médiocrement des catastrophes de l’histoire et prennent sans peine leur parti des misères de l’existence. Au surplus ils n’ont garde de se mettre l’esprit à la torture pour découvrir la vérité. Ils savent que la vérité d’hier sera la folie de demain et que dans l’incertitude universelle il n’y a de certain que la mort. Mais avant de mourir, il faut vivre et s’appliquer même à se survivre dans ses œuvres et dans ses enfans. L’homme, selon lui, est capable de devenir père jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans : c’est une grande consolation.

Quoi qu’il en dise, M. Strindberg n’a jamais pris la vie comme un jeu, et c’est sur un ton fort triste qu’il nous engage à être gais. Son scepticisme, tous ses livres en font foi, est morose, âpre, amer. Les peuples du Midi ont une singulière facilité à se passer de croire, et cela tient peut-être à ce que leur incrédulité est le plus souvent incomplète et qu’ils continuent de croire à moitié ce qu’ils ne croient plus. L’homme du Nord ne connaît pas de milieu entre la, foi du charbonnier et la négation résolue, farouche et tragique. Lorsqu’il s’est défait de ses vieilles croyances, il les prend en haine, mais il faut à tout prix qu’il les remplace. Il songe aux conséquences ; les théories pures ne lui suffisent pas longtemps, il entend pratiquer ses nouvelles maximes. Il éprouve le besoin de raisonner ses actions, de donner une règle à sa vie, de se conduire par réflexion et par principes. M. Strindberg professe un