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l’a traité à son tour sans ménagement : peu s’en fallut qu’en 1884 il ne fût condamné à quelques années de travaux forcés. Ses admirateurs l’ont comparé à Ibsen, auquel il ne ressemble guère, à cela près que, comme le dramaturge norvégien, il fut jadis un démocrate convaincu et qu’il est aujourd’hui le plus superbe des aristocrates. Il a répété plus d’une fois à sa façon ce que disait l’un des personnages d’Ibsen, le docteur Stockmann : « Les ennemis les plus dangereux de la vérité et de la liberté, c’est la majorité, la maudite majorité compacte et libérale. Elle a pour elle la force, mais elle n’a jamais raison. En tout pays, elle se compose d’imbéciles, et c’est un enfer pour tout homme intelligent d’être gouverné par des imbéciles. » Comme l’Ennemi du peuple, M. Strindberg pense que les vérités auxquelles tout le monde croit ou feint de croire ne sont que des mensonges officiels. « Quelle nourriture peut-on trouver dans ces alimens ? Ils ressemblent aux harengs salés de l’année précédente, à des jambons rances et moisis. Et voilà l’origine du scorbut moral qui ravage toutes les sociétés. »

C’est un grand mystère que la liberté. On a vu des pays soumis au bon plaisir d’un souverain absolu, où chacun était libre de penser à sa guise et, moyennant quelques précautions, d’écrire à peu près tout ce qu’il pensait. Il y a en revanche des monarchies constitutionnelles où l’on ne peut s’écarter des opinions reçues sans être traité en suspect et dénoncé comme un mauvais citoyen. Ces monarchies possèdent toutes les libertés, hormis celle de l’esprit, et c’est le cas de la Suède. La réforme parlementaire de 1865, qui transforma l’ancienne représentation par états en un parlement formé de deux chambres, excita tout d’abord l’enthousiasme des libéraux. Les dispositions de la nouvelle loi ne laissaient en apparence rien à désirer. Le cens était réduit à peu de chose, et il suffisait d’être âgé de 25 ans et d’avoir une année de domicile dans la commune pour devenir électeur. Les libéraux furent prompts à se dégoûter de cette réforme, qui avait trompé toutes leurs espérances ; ils découvrirent qu’elle n’avait abouti qu’à faire des paysans les maîtres de la vie publique. « Les deux chambres qui remplacèrent les quatre états, a dit M. Strindberg, se composaient en grande majorité de cultivateurs, qui convertirent le parlement en un conseil municipal où ils s’occupaient tout à leur aise et sans pudeur de leurs affaires particulières ; tout progrès utile était pour eux lettre close. Dès lors la politique ne fut plus qu’un compromis d’intérêts locaux et personnels. Ajoutez la réaction religieuse qui se produisit après la mort de Charles XV et dès l’avènement de la reine Sophie de Nassau : n’en était-ce pas assez pour justifier le pessimisme de tous les esprits éclairés ? »

La suprématie du paysan, gouverné lui-même par une église d’État jouissant de grandes prérogatives et s’arrogeant le droit d’exercer une sorte de censure sur les mœurs et les opinions, est un régime dont s’ac-