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vile. Et cela ne cesse pas d’être le réalisme, mais c’est le réalisme interprété par un artiste.

Le dernier effort de l’art, c’est enfin de se dissimuler. Presque tous les écrivains d’aujourd’hui mettent une insistance, la plus déplaisante qui soit, à étaler sous nos yeux leur travail préparatoire. Les naturalistes vident dans leurs livres l’amas des notes entassées dans les portefeuilles. Les psychologues nous font repasser par tous les chemins qu’ils ont suivis pour arriver à la découverte qui seule nous intéresse. Mais l’artiste comprend que, s’il accepte de faire ce long et ce pénible travail, c’est précisément afin de l’épargner au lecteur. Un portrait achevé ne doit laisser transparaître ni les préparations ni les dessous. Cela même est la méthode de Maupassant qui ne nous montre jamais que des résultats.


V

De cet art, dont nous venons d’essayer d’indiquer les principes, si nous voulons maintenant trouver les meilleurs spécimens, ce n’est pas dans les romans de Maupassant qu’il faut les aller chercher. Non certes qu’ils soient sans mérite. Mais Maupassant y est moins original, y étant davantage sous la dépendance des modèles voisins. Ils ne forment pas sa part de contribution la plus personnelle au mouvement contemporain ; et si Maupassant ne les eût pas écrits, on comprend bien qu’il y manquerait de belles pages et qu’il y manquerait même un beau livre, Pierre et Jean ; mais il n’y manquerait rien d’essentiel. D’ailleurs l’écrivain n’est pas à l’aise dans le cadre trop vaste pour lui du roman : habitué à voir la réalité découpée en petits tableaux complets, il compose un roman d’une nouvelle agrandie ou encore d’une succession de nouvelles ; et, vite lassé, à la manière des nerveux, ce n’est pas son goût de vivre longuement et de faire longue compagnie avec ses personnages. Il préfère, ayant campé hardiment un bonhomme, passer à d’autres ; la multiplicité des besognes lui agrée mieux que la lenteur d’une seule. Puisque d’ailleurs il n’admet pas qu’il y ait un type du roman, et puisque, d’après lui, toutes les formes en sont bonnes pourvu que l’auteur y ait réalisé son dessein, c’est sur ses intentions mêmes que nous le jugerons. À son roman : Une Vie il donne le sous-titre : « l’humble vérité », et il semble donc n’avoir voulu pour cette fois qu’esquisser l’image d’une vie semblable à beaucoup d’autres. Mais, accumulant sur la tête d’une seule personne toutes les tristesses de la vie, il fait d’elle véritablement une privilégiée ; son cas, qui ne cesse ni d’être possible ni d’être vrai, n’est du moins pas d’une vérité humble, étant d’une vérité d’exception. Dans Bel Ami, il a voulu faire passer sous