Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde nous confie la conception qu’il se fait de Dieu : « Sais-tu comment je conçois Dieu ? Comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par l’espace des milliards de mondes, ainsi qu’un poisson unique pondrait des œufs dans la mer. Il crée parce que c’est sa fonction de Dieu, mais il est ignorant de ce qu’il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés[1]. » Sans doute Maupassant ayant un don merveilleux de prêter à ses personnages un langage en rapport avec leur caractère, on ne peut lui faire porter la responsabilité des propos de cet imbécile en habit noir. Cependant, quand on songe à telles autres déclarations qui sont de lui, et quand on sait quels sont les thèmes habituels où se complaît sa pensée, il semble bien que cette conception de Dieu comme d’un Poisson unique pondant ses œufs dans la mer ne lui semble pas particulièrement déraisonnable. Et quand Rodolphe de Salins continue exposant ses théories sur la destinée humaine, à savoir que la pensée est dans la création un accident à jamais regrettable, et que la terre a été faite pour les animaux non pour les hommes, décidément par sa bouche c’est Maupassant qui parle.

Tout ce qui est d’ordre intellectuel, œuvre ou conquête de l’esprit, lui échappe. Et, comme il arrive, ce qu’il ne comprend pas, il le nie. « Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien ; nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain !… La pensée de l’homme est immobile. Ses limites précises, proches, infranchissables une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu’aux parois où elle se heurte toujours. » Alors, à quoi bon les philosophies, faites qu’elles sont des explications parfois saugrenues et toujours insuffisantes que les hommes essaient de donner à des problèmes dont ils ne trouveront jamais la solution, attendu que peut-être ils n’ont pas de sens ? À quoi bon la science, qui si loin qu’elle croie avoir poussé ses investigations aboutit toujours à l’inconnaissable, ne servant qu’à nous faire mieux sentir combien nous ignorons tout ce qu’il nous importerait de savoir ? À quoi bon les arts, qui ne consistent que dans l’imitation vaine et dans la reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? « Les poètes font avec des mots ce que les peintres essaient avec des nuances. Pourquoi encore ? Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d’en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. » Tous les efforts des hommes sont inutiles ; à moins encore qu’ils ne se tournent

  1. L’Inutile beauté, p. 39.