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défendre d’une émotion ; mais il faut l’exprimer quand ce ne serait que pour retrouver ensuite cette liberté d’esprit qui est indispensable au travail du critique.

I

La vie de Guy de Maupassant a été tout à fait dépourvue d’événemens au sens vulgaire où on emploie ce mot. Pour ce qui est des événemens de la vie du cœur et de l’esprit et de ces épisodes de la sensibilité qui souvent ont sur un écrivain une influence décisive, il a mis un soin jaloux à nous les laisser ignorer. Il a caché sa vie. Il ne se met pas en scène dans ses livres ; il n’y fait pas étalage de ses préférences et de ses goûts ; il n’y parle jamais en son nom, sauf dans un seul, qui est des derniers temps, et dont la publication lui fut presque arrachée. Nul plus que lui n’a échappé à cette manie qui, de nos jours, s’est développée parallèlement dans le public et chez les artistes, celui-là voulant connaître la personne quand il ne devrait qu’admirer le talent, ceux-ci se prêtant complaisamment à cette curiosité qui flatte en eux je ne sais quelle coquetterie presque féminine ou quel instinct profond de cabotinage. Toutes les fois qu’on l’a sollicité à se raconter lui-même, il s’y est refusé obstinément. Il a fermé sa porte à tous les indiscrets. Il a protesté par avance contre toutes les indiscrétions. Il a élevé un mur entre les hommes et lui. — Cela vient en partie d’une méfiance maladive et qui était chez lui affaire de tempérament. Jamais ni à personne, il ne s’est livré. Dans le monde, réservé et froid, il aborde volontiers tous les sujets, sauf pourtant ceux qui le touchent d’un peu près. Ses lettres ne contiennent ni confidences ni épanchemens. Il n’a pas d’amis. Très persuadé de cette vérité, dont la constatation est pour lui une souffrance, qu’il nous est impossible d’entrer dans l’âme des autres, mais que chaque être au milieu des autres êtres forme un tout impénétrable et isolé, véritablement il a vécu seul. — Et cela vient aussi de la conception très haute et un peu hautaine qu’il se faisait de son métier d’écrivain. Car il affectait de n’y voir qu’un métier et un gagne-pain. C’était une affectation qui ne trompait personne. Mais c’était surtout une manière de protester contre cette vanité sotte et ce gonflement trivial de tant d’autres qui ne parlent des Lettres qu’avec une emphase ridicule, et, parce qu’ils y emploient leurs loisirs, se croient les pontifes d’une religion qui les élève au-dessus de l’humanité. Si sobre de détails sur lui-même, Maupassant ne nous renseigne pas davantage sur ses méthodes de travail ; il redoute les dissertations et les exposés de principes, quoiqu’il ait réfléchi à l’objet et aux conditions de l’art. Il pense que de