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France ne trouva d’interprète plus intelligent et plus ferme. En mainte occasion[1], il posa et fit prévaloir des principes dont l’application constante eût épargné à la France et au monde de cruelles calamités.

Les longues et belles dépêches où de Lionne a retracé les conférences secrètes de Madrid nous le montrent profond dans les affaires et déjà consommé dans l’art de les traiter[2]. À travers chaque récit, on reconnaît sa manière, sa promptitude à prendre avantage du moindre aveu échappé à son interlocuteur, sa ténacité à ne jamais céder un pouce du terrain qu’on lui a souvent abandonné par surprise, son habileté à jouer l’emportement pour provoquer l’adversaire et le faire sortir du sang-froid que lui-même sait conserver. Ce visage pâle, plus fin que distingué, fatigué avant l’âge par les veilles, le travail et les plaisirs, demeure impénétrable, à peine animé par le sourire railleur qui soulève une lèvre épaisse et sensuelle[3]. De tout temps adversaire de Condé et de ses amis, c’est lui qui précipita la ruine de d’Avaux, qui prépara l’arrestation des Princes, que Condé chassa avec les autres sous-ministres en 1651. Disciple de Richelieu, dur, rancunier, il ne comprend pas l’indulgence envers ceux qui ont troublé l’Etat, dont il est le serviteur passionné et résolu. Aussi peut-on être sûr qu’en ce qui regarde M. le Prince, il se tiendra à la lettre étroite de ses instructions, instructions qu’il pouvait bien avoir rédigées lui-même.

La France entendait se faire céder les deux provinces qu’elle avait conquises ; l’Artois et le Roussillon. L’Espagne réclamait le rétablissement intégral du prince de Condé en ses charges, biens et dignités. La négociation relative aux conquêtes a été très clairement racontée ailleurs[4] ; elle suivit une marche assez régulière. Il n’en fut pas de même des affaires du prince de Condé, qui étaient moins graves peut-être, mais plus épineuses ; elles tiennent une grande place dans les conférences qui, pendant tout le mois de juillet, se succédèrent entre don Luis de Haro et le plénipotentiaire français.

Le ministre espagnol, assez facilement désarçonné par un lutteur exercé, s’était laissé arracher une sorte d’adhésion à des propositions présentées avec art, à peu près celles qui étaient formulées

  1. Notamment à la diète de Francfort, en 1658, lorsqu’il fonda la ligue du Rhin et rallia la moitié des princes de l’Empire contre la maison d’Autriche.
  2. Il avait en 1656 quarante-cinq ans. Neveu de Servien, il était depuis l’âge de vingt ans mêlé aux affaires étrangères.
  3. Voir le portrait gravé par Nanteuil, et celui que nous devons à la plume de Saint-Evremond.
  4. J. Valfrey : Hugues de Lionne, ses ambassades en Espagne et en Allemagne. Paris, 1881.