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sommet, et tombe des deux côtés en cascades. Nous sommes perdus dans ce monde étrange, incapables de paroles, ne songeant plus à l’heure…

La nuit avait complètement envahi le plateau. Il nous fut impossible de retrouver le chemin que nous avions pris, et nous revînmes au hasard, en nous guidant sur les petits cratères, maintenant coiffés d’un dôme de vapeur, que colorait en dessous l’éclair de flammes subites. Nos mulets nous avaient attendus sans briser le pauvre brin de genévrier auquel pendait leur bride. Ils remontèrent la pente ardue du Monte-Nero, traversèrent le second courant de lave, et enfoncèrent bientôt leurs pieds dans la mousse des châtaigneraies.

Alors, dans le ciel devenu d’une pureté parfaite, le croissant fin se leva. Il mit sa lueur cendrée sur les pointes des rochers, sur les troncs et les branches sans feuilles. Le rêve ne lut pas brisé. Je crois que le guide comprenait. Nous descendions dans le silence prodigieux de l’Etna, dans la fraîcheur d’une nuit qu’on eût pu prendre pour une nuit d’été. Il étendait la main de temps en temps pour nous montrer, par une échappée des bois, la partie de la montagne toute ruisselante de feux. C’était le même aspect menteur des choses, le même air d’une fête grandiose qui se prolongeait. Seulement les ruisseaux de lave semblaient se rétrécir et se rouler en colliers ; les points de feu se groupaient en constellations, et quand nous fûmes à Nicolosi, nous pouvions voir encore, entre des toits et des murs, la montagne embrasée, bien haut, au-dessus des maisons endormies et tranquilles.

— Un mois plus tard, je rentrais en France. J’avais pris la route de la Corniche, et je me trouvais entre Gênes et Vintimille, tout près de la frontière française. Nous avions dû, ayant manqué la correspondance par suite d’un accident arrivé, la nuit, sur la voie, monter dans un train omnibus, qui s’arrêtait à chacune des petites stations échelonnées sur la riviera, et, fatigué du trajet devenu interminable, désireux de me retrouver en pays de France, je ne regardais plus que distraitement les baies, partout exquises, et les montagnes, si belles depuis San-Remo. Des voyageurs de toute sorte étaient entrés dans le wagon, en étaient sortis, sans que l’idée me fût venue, pas plus qu’à eux, d’échanger une syllabe, lorsque, à un arrêt, un vieux monsieur, aux longs cheveux en broussailles, la redingote longue battant les jarrets, s’installa en face de moi. Nous ne nous étions pas mis en route que ce voyageur expansif me demanda ma nationalité :

— Anglais ?