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Son dernier roman, les Terres vierges, n’était encore qu’une réponse aux critiques de Pères et enfans.

Voici précisément une anecdote sur Tourguenef, qui forme un singulier pendant à celle de Tourguenef sur Gogol. Je la trouve dans les intéressans souvenirs de M. P. Souvorof, que publie en ce moment la Ruskoïe Obosrenie (Revue russe) de Moscou.

« En février 1867, Tourguenef vint à Pétersbourg. J’eus peine à le reconnaître, tant il avait changé depuis huit ans. C’était bien toujours le même colosse, mais voûté, assombri, marchant avec difficulté. Il avait apporté son nouveau roman, Fumée, dont il avait déjà livré la copie à Katkof. Il me parla des motifs qui l’avaient amené à écrire ce roman.

« J’ai employé toutes les années passées, me dit-il, à observer la vie des Russes à l’étranger, et notamment des jeunes gens. Je suis arrivé à une conviction très affligeante. Il ne reste plus trace chez nos jeunes gens du besoin d’idéal, du goût de beauté qui inspiraient les poètes et les artistes des générations précédentes. Dans leurs universités, dans leurs relations mondaines, dans leurs livres, ils ont puisé des idées toutes nouvelles. Ces positivistes, ces utilitaires, ces réalistes, ne rêvent plus que d’éteindre le feu sacré qui a réchauffé l’humanité. Mais j’ai toujours l’espoir qu’ils n’y parviendront pas. Je crois, par exemple, que votre Pisaref, avec tout son talent, échouera dans la vaine lutte qu’il a engagée contre l’art et l’idéal. Non pas d’ailleurs que j’en veuille personnellement à Pisaref : je lui dois plutôt de la reconnaissance. Quand le Contemporain m’a attaqué, seul il a eu pour moi une bonne parole.

« Et, apprenant que j’étais l’ami de Pisaref, Tourguenef me pria de le lui amener. Je rencontrai Pisaref le soir même ; je l’engageai à aller voir Tourguenef ; par la même occasion, Blagosvietlof, le directeur du libéral Dielo, chargea notre ami de lui demander pour son journal le roman Fumée, plutôt que pour la feuille ultra-conservatrice de Katkof.

« Le lendemain, nous étions tranquillement assis dans le bureau du Dielo, lorsque nous vîmes Pisaref s’élancer dans la chambre, roulant de gros yeux, agitant les bras, furieux. Il sortait de chez Tourguenef, et voici ce qu’il nous raconta de sa visite :

« J’arrive, je sonne ; j’aperçois, en entrant dans le vestibule, une grosse masse de manteaux, et dans la chambre voisine j’entends plusieurs voix. Un peu déconcerté, je me résigne tout de même à entrer. Je vois Tourguenef assis dans un fauteuil, avec toutes les peines du monde pour se soulever, et autour de lui toutes sortes de gens, le général Bogdanovitch, P.-V. Annenkof, Ivan Gontcharof, Botkine. Tourguenef m’accable de complimens sur mes articles, qu’il lit, paraît-il, avec un intérêt passionné. Les assistans me considèrent d’un regard curieux et méfiant. Je me sens d’abord mal à l’aise ; enfin, apercevant sur la