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de roses dont la senteur capiteuse allait troubler la tête de l’abbesse. Egidius, en la voyant remonter, avec sa blonde chevelure flottante et son sourire, à travers les prairies du jardin, frémissait, et, tout effaré, cherchait dans sa mémoire des formules d’exorcisme.

Deux rosiers énormes, l’un rouge, l’autre blanc, s’étaient unis en une touffe prodigieuse, isolés au milieu d’une pelouse perdue entre deux clairières et traversée par l’unique sentier qui fût encore tracé dans cette région du jardin. C’étaient les favoris de nos deux amis. Le rosier rouge s’appelait Victorien, le blanc, Pia. Ils s’arrondissaient en dôme diapré et retombaient, brodés de pourpre et blancs de neige, jusqu’à terre. Mais leurs tiges étaient assez écartées l’une de l’autre pour que Pia pût s’y blottir, afin d’inviter Fulvo à chercher follement sa maîtresse de tous côtés. Elle y abandonnait toujours quelques cheveux d’or ou quelques lambeaux de son voile de soie, mais se figurait en riant qu’elle s’était tenue là, telle qu’une petite sainte de la Thébaïde, dans sa hutte d’épines. Elle obligeait parfois Victorien à se retirer, lui aussi, dans l’ermitage.

— Il serait, disait-elle, assez large pour nous deux ; mais il paraît que les anachorètes sont toujours seuls. Ils meurent d’ennui et vont droit au paradis.

Un dimanche d’août, comme ils savaient Joachim et Egidius retenus aux vêpres pontificales, ils descendirent, heureux d’une liberté sans nuages, par-delà les ruines de Bacchus, jusqu’à la coupole de roses. Victorien, agenouillé dans l’épineuse cellule, élaguait, à coups de dague, les branches vagabondes, afin d’agrandir le nid de Pia. Elle tournait en babillant autour des deux rosiers, s’amusant à entrelacer les branches de pourpre avec les branches de neige. Tout à coup, elle poussa un cri de surprise, effrayée, et se jeta, la face toute blanche, dans la retraite de verdure.

— Le saint-père, dit-elle, il vient là-bas, seul, cachons-nous ici.

Éperdue, elle avait entouré de ses deux bras le cou du jeune

homme, le visage reposant sur son épaule. Leurs souffles se confondaient. Victorien sentit battre contre sa poitrine le cœur de Pia.

Ils n’avaient plus le temps d’échapper à cette périlleuse imprudence. Grégoire marchait vers eux, lentement, la tête haute, regardant au ciel, absorbé par une méditation triste. Il avait reçu, ce jour-là, de décourageantes nouvelles. Son allié Robert s’entêtait à séjourner tout l’hiver encore autour de Durazzo, sur l’Adriatique ; l’empereur achetait à prix d’or la trahison des Romains de la cité léonine ; les rôdeurs de l’armée impériale infestaient les